Les méthodes d’interprétation biblique post-structurales

Introduction

Qu’est-ce que le post-structuralisme ? Le post-structuralisme apparaît en réaction au formalisme du structuralisme, jugé trop rigide, et propose une vision plus libérée de l’interprétation en littérature. Cette approche compte un grand nombre de méthodes, qui ont souvent pour point commun de considérer davantage le lecteur dans la production de sens d’une œuvre littéraire. Bien que d’une manière ou d’une autre, toutes les méthodes pratiquées aujourd’hui sont influencées par le post-structuralisme, trois méthodes découlent directement de ce changement paradigmatique. Il y a 1) le déconstructionnisme, 2) les lectures idéologiques et 3) les méthodes axées sur le lecteur, dites « reader-response ».

Le déconstructionnisme

L’idéologie de la déconstruction dérive de Nietzsche et s’exprimera surtout chez son disciple Jacques Derrida1. Derrida est aussi l’un des penseurs européens les plus controversés de son époque à cause de l’obscurantisme de ses écrits. Sa démarche était cohérente avec sa croyance, autrement dit, il s’efforçait de produire des écrits complexes afin que le sens de ceux-ci reste ouvert à qui voudrait les interpréter2.

C’est d’ailleurs Derrida qui est à la base du mouvement de la « French Theory », mouvement qui continue toujours aujourd’hui d’avoir un grand impact sur la société occidentale. En effet, c’est ce mouvement qui est à la base des études du genre et des études postcoloniales. Ce mouvement est aussi souvent associé aux milieux des arts et du militantisme. La French Theory est un recueil de philosophies littéraires et sociales postmodernes dont le concept de déconstruction en est à la base.

Derrida est souvent associé à l’archétype de l’hyper-relativiste qui tente de démontrer comment il est aisé de déconstruire les intentions de communication des auteurs. Il recherche dans les textes les sous-entendus, les non-dits, les inconsistances textuelles et les ambiguïtés afin de prouver que le sens d’un texte ne peut pas être arrêté, réduit à une simple expression, ni figé dans le temps3. De la même manière que la « New Critics » ainsi que le structuralisme étaient nés en réaction aux méthodes historiques, le déconstructionnisme combat la rigidité d’un structuralisme qui aurait figé le sens du texte dans une méthode et une vision du monde. Derrida se dit si amoureux du texte qu’il ne peut supporter de le voir limité et forcé par l’agenda d’une approche littéraire. Selon lui, le déconstructionnisme, c’est-à-dire, l’acte de déconstruction du texte, est un acte d’amour pour le texte et sa potentialité de sens4. Derrida ne se contente pas seulement de souligner les détails insignifiants d’un texte qui auraient échappé à une autre méthode, mais c’est tout le système de croyances occidentales établi qu’il tente ainsi de déstabiliser5.

Survol de la méthode

Il s’agit plus d’une manière de lire plutôt que d’une méthode. Le texte est lu comme un espace de jeu libre, non clôturé où tout peut advenir. On veut démontrer qu’il est possible de renouveler le sens d’un texte en y découvrant un sens insoupçonné. L’analyste doit toujours être en recherche des failles, des trous, des polysémies, des inconsistances du texte, afin de démontrer la potentialité de sens que ce dernier renferme en lui6. En d’autres mots, c’est l’art et la science de la lecture subversive.

Se libérer d’une vision binaire des structures

Derrida rejette la conception des structures fonctionnant selon les oppositions binaires du structuralisme. Il tente de dépasser la seule opposition entre le signifiant et le signifié.

Se libérer des autorités qui produisent des structures

Parce qu’il y a exception aux règles générales (structures invisibles), Derrida rejette l’idée de règles ou de structures. Plus encore, les tenants du déconstructionnisme croient qu’il est possible de déconstruire les règles existantes en identifiant les sources d’autorité qui les dictent. Par exemple, dans la société, notre vision du monde ne serait pas le fruit de structures invisibles universelles, mais elle serait dictée par l’état, la religion et l’éducation pour ne nommer que ceux-ci. De même en littérature, il ne peut exister une interprétation valide du texte qui n’est pas soumise à une autorité normative que l’on peut déconstruire.

Se libérer de l’autorité textuelle

Selon Derrida, le texte ne peut s’expliquer par son origine (auteur, société, histoire et contexte). Le texte est écriture et l’écriture un langage (un système) et non pas une parole comme le voudrait le structuralisme. C’est celui qui interprète qui fait de cette langue une parole. Elle est langue par rapport au discours qui la met en œuvre. Cependant, seule la lecture rend le texte et l’écriture possibles, d’où l’importance disproportionnée accordée au lecteur comme seule autorité produisant le sens d’un texte. Et comme le lecteur change d’une lecture à l’autre, d’un point de vue à l’autre, d’une expérience à l’autre, d’un endroit de la planète ou d’une époque à l’autre, le sens d’un texte n’est jamais arrêté et continue perpétuellement de s’enrichir. Qui peut donc prétendre arrêter le sens d’un texte ?

L’apport considérable du structuralisme a été de considérer davantage l’importance des relations des signes entre eux dans le texte plutôt par rapport à leurs référents historiques. Le post-structuralisme va plus loin encore en affirmant qu’aucun texte n’est autosuffisant, parce que le sens vient de la différenciation. Chaque nouveau texte lu et chaque nouveau lecteur contribuent à redéfinir le texte étudié et les autres textes déjà lus rétrospectivement7. L’idée que de nouveaux textes peuvent enrichir la signification de plus vieux textes est intéressante, mais elle ne mène pas obligatoirement à l’affirmation qu’aucun sens ne peut être figé dans le temps et qu’il est impossible de communiquer un sens unique et arrêté. La communication sous-entend que les deux parties s’attendent à un certain transfert d’informations tout en étant conscientes d’une certaine présence d’interférence8. S’il était à ce point « impossible » de poser sur papier un sens objectif et figé communicable à plusieurs reprises, aucun chercheur ne perdrait son temps à partager ses articles académiques. Le post-structuralisme nous oblige au moins à réfléchir et à établir la distinction entre le sens d’un texte qui se réfère à l’intention d’écriture et les différentes significations valides qu’il peut prendre dépendamment de qui le lit. Ces différentes significations ne seront toutefois pas des sens parallèles et indépendants au sens véritable.

Les lectures idéologiques

Dans le cadre des études bibliques, on peut facilement considérer le projet de « libération du texte » des lectures idéologiques comme un retour aux idéaux de Bultmann, c’est-à-dire libérer le texte biblique d’une autorité interprétative normative dérangeante pour un lecteur moderne afin de rendre le texte recevable pour nos contemporains. La grande différence entre le déconstructionnisme et les lectures idéologiques est l’agenda en arrière. Derrida voulait démontrer que le sens d’un texte n’est pas arrêté et qu’un interprète habile qui sait comment abuser de ses inconsistances peut faire ressortir des interprétations nouvelles et parfois même plausibles.

À la différence, les lectures idéologiques ont un objectif déterminé au début de la recherche (une hypothèse de lecture) et vont tenter de trouver les inconsistances du texte qui vont permettre d’aboutir à leur interprétation9. Par exemple, un exégète féministe pourrait tenter de démontrer par accumulation de conjonctures que Jephté n’a jamais sacrifié sa fille. Malheureusement, ce type d’approche va à l’encontre de la méthode scientifique. Il s’agit d’une approche déductive qui impose, au départ, au texte une conclusion qu’elle tente de démontrer. C’est l’inverse de l’approche inductive, c’est-à-dire étudier le texte pour lui-même et le laisser aboutir à son sens. Il est facile lorsqu’on aborde la Bible avec une approche déductive de recourir à des arguments fallacieux, tel le biais de confirmation. Toutefois, il ne faut pas généraliser les études, certaines sont bien faites. C’est notre capacité à comprendre l’exégèse qui nous permettra de juger d’une bonne ou d’une mauvaise démarche.

Cette nouvelle liberté dans l’approche de la Bible a permis l’émergence d’un grand nombre d’études qui maintenant portent attention à des thématiques actuelles et controversées de la Bible afin de proposer des lectures qui pourraient atténuer, voire résoudre ces tensions. Il est question des lectures : 1) post-coloniales ; 2) de libérations ; 3) féministes ; 4) théologie de la musique ; 5) éco-théologie ; 6) LGBTQ+ dite lectures queers.

Origine de ce type de lectures

On situe normalement l’émergence de ce que l’on nomme « théologies de libération » à la fin des années 60 et début 7010. C’est d’abord en Amérique latine que se développe cette utilisation de la Bible. Gustavo Gutiérrez (1928) est un prêtre dominicain qui présenta sa pensée lors d’une conférence et ce sont des théologiens péruviens qui développèrent et publièrent, en 1972, sa présentation dans un livre intitulé « The Theology of Liberation »11. On peut facilement relier l’agenda et le travail de Gutiérrez à ce que l’on nomme aujourd’hui « l’herméneutique post-coloniale » que l’on retrouve essentiellement en Afrique et en Inde. Aussi, sur certains points, il est possible de faire le rapprochement avec les lectures féministes et plus récemment « queer » de la Bible12. Toutefois, bien que les origines de ce type de lectures eussent pour but d’aider certains milieux en souffrance à mieux s’émanciper, notamment dans leur herméneutique, des puissances écrasantes environnantes, cette entreprise de « dé-idéologisation » de la Bible se présente comme risquée, suspicieuse, arbitraire et parfois même révisionniste, ce qui devient semblable à ce que Bultmann désirait accomplir avec sa « dé-mythologisation » des Écritures13.

Attention

Il va sans dire qu’il s’agit plus de lectures ou d’orientations que de véritable exégèse ou de méthode. L’étude est déductive plutôt qu’inductive, ce qui court-circuite bien souvent ses résultats (ex. Jephté et sa fille). Il ne faut pas, toutefois, jeter en bloc toutes ces études. Certaines de celles-ci arrivent à de bonnes conclusions. Certains experts sont de véritables exégètes. Dans tous les cas, même les moins bonnes études peuvent être pertinentes, car elles nous en disent parfois plus sur notre société que sur la Bible en elle-même. Il ne faut jamais oublier que ces recherches voient le jour dans des conditions extrêmes de souffrance. Elles doivent donc servir aux pasteurs à 1) prendre le pouls de notre société ; 2) identifier clairement les faiblesses interprétatives de ces milieux et 3) trouver en quoi Jésus offre une Bonne Nouvelle qui surpasse celles trouvées dans les études de ces groupes en souffrance14.

Les méthodes axées sur le lecteur

Le « Reader-Response » est responsable d’avoir ouvert un large champ d’études permettant de renouveler la recherche littéraire. Cependant, cet avancement souffre toujours du besoin de préciser sa posture épistémologique. En effet, le mouvement Reader-Response ne représente pas une seule méthode bien définie, mais plutôt une « approche » regroupant une multitude de méthodes qui considèrent l’apport du lecteur dans la production de sens. Cette constellation kaléidoscopique de théories, pourtant très enrichissantes, demande à être mieux définie et mieux cadrée afin de pouvoir devenir opérationnelle sur le plan exégétique.

Le « Reader-Response » axé sur le lecteur moderne

Ce type d’approche tente de comprendre les mécanismes mentaux qui structurent l’acte de lecture et tentent par la suite de comprendre comment un lecteur moderne peut interpréter un texte ancien de la Bible. Cette approche prône souvent une multitude de sens possibles au texte dépendamment de qui le lit. Les exégètes modernes s’intéressent à la potentialité de sens du texte, et comment chaque inconsistance textuelle peut être utilisée par un lecteur afin de produire un sens nouveau. Cette méthode, qui consiste à abuser des trous narratifs et de produire volontairement des contresens, influence souvent la démarche des études de lectures idéologiques.

Le « Reader-Response » axé sur le lecteur implicite

Cette option s’avère particulièrement intéressante pour l’exégète soucieux de l’autorité normative du texte biblique. Cette méthode considère aussi les activités mentales qui structurent l’acte de lecture. Elle ne tente pas de reconstruire la lecture hypothétique d’un lecteur moderne, mais plutôt celle du lecteur implicite (idéal) voulu par le texte lui-même. Ce qui fait donc du texte l’autorité finale tout en tenant compte de l’apport considérable du lecteur dans le processus de production de sens.

Survol de la méthode

Dans le livre « On Character Building », John Darr propose un modèle d’analyse qui rassemble l’ensemble des activités mentales connues qui s’opèrent lors de l’acte de lecture sous la bannière de quatre activités spécifiques15 : 1) l’anticipation et la rétrospection, 2) la cohérence, 3) l’identification (ou l’implication) et 4) la défamiliarisation.

L’anticipation et la rétrospection

Cette activité est initialement mentionnée par Wolfgang Iser ; il s’agit du déploiement des horizons de la mémoire en attente. Elle s’exécute par un mouvement dialectique qui provoque une modification constante du contenu de la mémoire. Cette activité aboutit à une complexification de l’attente du lecteur16. En d’autres mots, il s’agit de la capacité du texte à modifier la perception du lecteur en jouant avec ses attentes. L’acquisition de nouvelles données l’amène à revoir son point de vue à tout moment dans le texte. Cette activité permet de prendre conscience de la rhétorique que sous-entend l’utilisation d’analepses et de prolepses impliquées dans la caractérisation des personnages.

Il faut cependant noter, qu’en plus des prolepses et des analepses, d’autres dispositifs littéraires peuvent influencer l’activité d’anticipation et de rétrospection du lecteur. En effet, Gail O’Day a bien démontré l’importance que joue l’ironie dans cette catégorie, car elle capitalise sur ce qui est anticipé versus ce qui se déroule au final dans le récit17. Selon O’Day, pour bien comprendre l’ironie en Jean, il faut savoir cerner la participation, l’anticipation et les présuppositions que possède le lecteur envers le récit,18 car l’ironie demande une distance par rapport à l’histoire. Elle demande aussi au lecteur certaines attentes par rapport au déroulement de la narration19.

Cette activité correspond aussi à ce que Stanley Fish décrit comme la fabrication et la révision des hypothèses et des jugements du lecteur. Il s’agit d’un mouvement de va‑et‑vient sans cesse entre l’abandon et l’approbation des conclusions de ce dernier. Le lecteur pose des questions au texte et il tente d’y répondre20.

Marguerat emprunte beaucoup à la description qu’en fait Stanley Fish. Pour sa part, dans son chapitre concernant les compétences du lecteur, il nomme cette activité la « lecture-prévision ». Il la décrit comme l’incessant besoin du lecteur de construire des hypothèses sur la poursuite de l’intrigue et sur son enjeu. L’intérêt lors de l’analyse de cette activité est tel que le narrateur connaît cette activité du lecteur et peut « s’ingénier à déjouer les prévisions du lecteur21 ». Dans notre étude, nous nous intéresserons particulièrement aux attentes du lecteur provoquées par le texte, ainsi qu’aux endroits du texte où le lecteur est appelé à utiliser sa mémoire (répertoire).

La cohérence

Il s’agit de l’activité du lecteur qui est en quête de cohérence. Pour y arriver, il tente de combler les blancs : il interprète les murmures implicites du narrateur (malentendu, symbolisme, polysémie, ironie, etc.), ou encore, il décode et recherche les références du texte. Le concept des blancs dans le texte constitue un apport substantiel venant de Wolgang Iser, sur lequel John Darr construit le modèle que nous empruntons : « Les blancs stimulent l’activité de représentation du lecteur. Ils fonctionnent ainsi comme structure autorégulatrice dans la mesure où les disjonctions qu’ils créent activent le processus de représentation dans la conscience du lecteur. Il s’agit en effet de remplir les lacunes du texte par des images mentales22 ».

Cette activité devient particulièrement pertinente lorsque vient le temps de consolider les différents titres christologiques. Plus encore, cette étape permet de prendre conscience de l’activité de recherche de cohérence du lecteur face aux apories laissées dans le texte par un travail multiple de rédaction. Si une incohérence demeure inexpliquée, alors c’est l’effet que celle-ci produit sur le lecteur qui nous intéresse. En effet, c’est à juste titre qu’Yves‑Marie Blanchard critique les analyses narratives qui tentent d’harmoniser toute tension textuelle par l’intégration forcée de stratégies narratives, ce qui laisserait entendre que toutes les apories du texte pourraient s’expliquer par l’analyse narrative. Toutefois, dans « l’analyse des effets du texte tel qu’il se présente au lecteur, les tensions ou les ‘inconsistances’ ont leurs droits de citer, sans être pour autant attribuées à l’intention d’un ‘auteur historique’23 ». Blanchard poursuit en expliquant que la « méthode ne fait que prendre en compte la sollicitation de la subjectivité du lecteur à l’œuvre dans toute herméneutique, et prend acte d’un déplacement d’intérêt par rapport aux questionnements épistémologiques qui visaient l’objectivité de la démarche exégétique24 ».

L’identification (ou l’implication)

Il s’agit d’une activité qui sollicite constamment le lecteur, suscitant en lui un sentiment d’attachement ou de séparation envers les personnages. On parle alors de sentiments d’empathie, de sympathie et d’antipathie. Évidemment, la rhétorique derrière ce procédé sert l’intrigue du récit et permet de façonner chez le lecteur une réponse adéquate qui rejoint le point de vue de l’auteur. Cette activité correspond aussi à ce que Marguerat décrit comme la « logique projective »25. Il s’agit d’un processus induit par le narrateur, afin d’amener le lecteur à se projeter affectivement dans le récit26. Le lien affectif unissant personnages et lecteur constitue d’ailleurs la principale force des conteurs bibliques, comme nous le rappelle Brophy : « Story-tellers are interested in meaning rather than recitation of ‘facts’. They help us to explore what is significant […] They invite empathy and participation27 ».

Lorsque Wayne C. Booth traite de la relation affective qui unit le lecteur aux personnages, il identifie principalement trois positions : l’implication totale, l’implication partielle et l’opposition28. Pour leur part, Iser et Darr utilisent respectivement le vocable : « involvement » et « investment » pour décrire cette activité du lecteur29. Nous traduirons l’expression, tel que le fait Létourneau, par le terme « implication »30.

La défamiliarisation

La défamiliarisation a pour effet de déstabiliser le lecteur en plaçant ce qui lui est familier dans un contexte non familier. Cette stratégie a pour but d’amener le lecteur à nier et/ou à réviser ses propres conventions pour adopter celles de l’auteur. Il s’agit d’un terme issu du formaliste russe Victor Shklovsky, que celui-ci décrivait comme une distorsion créative d’un concept familier, afin de le faire paraître étrange. Le but est de briser les perceptions léthargiques, cristallisées et anesthésiées du lecteur, afin de le choquer et de les renouveler. Il s’agit donc de faire du nouveau avec du vieux31.

Par exemple, dans l’évangile de Jean, c’est l’inverse. Cette activité se présente particulièrement en une tendance à renverser constamment le nouveau et le non-familier en termes familiers et anciens, afin de produire une nouvelle perspective des choses anciennes et ainsi venir bouleverser la routine stéréotypée du lecteur32. James Resseguie s’est d’ailleurs intéressé à la manière dont l’ironie, le symbolisme, le malentendu et le double sens sont parfois utilisés pour produire un effet de défamiliarisation avec ce qui était autrefois familier pour le lecteur33. Ce processus permet au lecteur de dépasser son propre point de vue pour atteindre celui du narrateur. Il ne s’agit donc pas d’une coïncidence si la défamiliarisation ainsi que l’ensemble de ses dispositifs littéraires concernent généralement l’origine et l’identité de Jésus, car ces procédés révèlent ultimement l’incapacité humaine à discerner en Jésus l’envoyé de Dieu34. Ce procédé permet donc au lecteur d’approfondir et de renouveler ses perceptions.

L’extratexte

À ces quatre activités cognitives, nous pourrions ajouter l’importance de maîtriser la notion de l’« extratexte » telle qu’elle nous est présentée par John Darr35. Il s’agit de ce à quoi l’auteur E. D. Hirsch réfère lorsqu’il traite du « unstated context »36. On parle ici d’un répertoire d’informations auquel on présuppose que le lecteur implicite a accès lors du processus de remplissage des blancs37. Voici une liste non exhaustive des éléments que l’on peut retrouver dans cette catégorie : 1) langages, 2) normes sociales et culturelles, 3) littératures classiques et/ou canoniques, 4) conventions littéraires, 5) connaissances historiques et/ou géographiques communes38. Il s’agit aussi de ce que Marguerat nomme l’« encyclopédie personnelle » et dont il décrit le fonctionnement ainsi : « Le destinateur postule chez le destinataire un stock de connaissance »39. C’est donc en fonction de cet accès à l’information que le narrateur pourvoira ou non le récit de commentaires explicatifs40.

Cette notion se trouve particulièrement utile afin de comprendre l’effet de rétrospection, c’est‑à‑dire, lorsque le texte fait appel à la mémoire du lecteur. C’est alors que le répertoire du lecteur peut se trouver modifié, confirmé ou même confronté à la vision du monde du narrateur41. Le répertoire est tout aussi utile afin de comprendre comment la recherche de cohérence du lecteur le poussera à combler les blancs du texte. Un lecteur moderne aura tendance à remplir les blancs avec un répertoire étranger au monde du texte. Bien que le texte possède un potentiel de sens, toutes les interprétations ne peuvent être supportées par le texte et il convient alors de définir les limites historiques de ce répertoire. Malgré les limites que l’on réserve à ce répertoire d’informations, une polysémie de sens découlera toujours de certains blancs du texte pouvant être remplis par une ou plusieurs informations significatives potentielles. C’est d’ailleurs ce qui porte Marguerat à poser la question : « Un texte autorise-t-il toutes les lectures ? Entre, disons, un sens premier du texte visé par le narrateur et les significations latentes exploitées au gré des goûts et des opinions du lecteur, quel est le lien ? Peut-on, doit-on réguler la lecture ? »42. C’est notre maîtrise de l’extratexte du lecteur implicite johannique qui nous permettra, non pas d’être en mesure de valider une interprétation quelconque, mais au moins d’en invalider certaines. C’est d’ailleurs ce que Marguerat nomme « la compétence du lecteur »43.

Méthode

Nous proposons une méthode où l’on observe les quatre activités cognitives que le texte entend déclencher chez son lecteur idéal : 1) Anticipation et rétrospection ; 2) Recherche de cohérence ; 3) Implication et 4) Défamiliarisation44.

Exemple d’une application biblique : le livre de Jonas

Anticipation et rétrospection

  • La Parole parvient à Jonas afin de prophétiser (forme typique du prophétique). Le lecteur anticipe que Jonas va aller à Ninive jusqu’à l’apparition du nom Tarsis qui vient provoquer un effet de surprise.
  • Le lecteur anticipe probablement un jugement pour Ninive.
  • Alors que les matelots cherchent le responsable de la tempête, le lecteur est déjà au courant de la cause, il y a donc suspense afin de savoir comment ce sera révélé.
  • Dans le ventre du poisson, le lecteur s’attend à un psaume de lamentations et est donc surpris par l’arrivée d’un psaume d’Actions de grâce, ce qui le force à réinterpréter le poisson, non pas comme un jugement (ce qu’il croyait probablement), mais comme une grâce. De la même manière, le lecteur doit maintenant projeter cet événement sur la ville de Ninive et espérer pour elle une délivrance plutôt qu’une destruction.
  • Le psaume agit aussi comme une rétrospection, car il s’agit d’un « patchwork » de plusieurs psaumes existants. Le lecteur emmagasine que Jonas est un bon théologien qui connaît sa Bible et connaît bien son Dieu comme un Dieu de grâce et de compassion.
  • Lorsque Jonas ne prêche que la destruction et s’installe pour voir la ville brûler, le lecteur se souvient que c’est ce qu’il s’attendait initialement, mais entre-temps, il a changé de perspective, toutefois, Jonas n’est plus au même endroit, spirituellement, que le lecteur.
  • La finale abrupte du texte force le lecteur à imaginer ce qu’il répondrait à Dieu.

Recherche de cohérence

  • Le décalage entre l’attente de voir Jonas aller prophétiser et sa fuite pour Tarsis force le lecteur à interpréter la tempête et le poisson comme un jugement.
  • Ce jugement est ensuite révisé par le psaume et Jonas ainsi que sa libération.
  • Le lecteur trouvera donc incohérente l’attitude de Jonas face à la ville de Ninive.
  • Le lecteur comprend qu’il est inutile de proclamer la Parole de Dieu sans partager aussi le cœur de Dieu.
  • La finale sans réponse du récit de Jonas force le lecteur à tenter de combler le trou narratif en imaginant une réponse.

Identification

  • Le prophète est une figure à laquelle le peuple s’identifie très fortement et Ninive représente une figure que l’on désire voir disparaître.
  • Finalement, les matelots, les villageois de Ninive et les animaux semblent tous meilleurs que Jonas lui-même. Cette tournure des événements est embêtante pour un juif. Le héros devient un anti-héros et les ennemis deviennent de meilleures figures morales que notre héros. Et même si le lecteur ne veut plus s’identifier à Jonas, il y est obligé, car la fin silencieuse vient placer directement le lecteur dans les souliers de Jonas face à Dieu. Le texte est donc clair, tu es Jonas ! Cette tournure des événements force le lecteur à se questionner sur son propre rapport aux étrangers : même si je suis un juif du peuple élu, même si je connais ma Bible, cela ne garantit pas que je possède un cœur renouvelé à l’image de celui de Dieu.

Défamiliarisation

  • Le récit de Jonas n’est manifestement pas un récit écrit pour plaire, mais une satire écrite pour déranger. Plusieurs effets de défamiliarisation servent à provoquer le lecteur emprisonné dans une léthargie où il se croit bien supérieur et confortable dans son salut et où il se permet bien allégrement de détester les nations et de rêver les voir être détruites. Finalement, le texte lui dit que des matelots et des ninivites sont bien meilleurs qu’un prophète (son héros juif) et que même les animaux peuvent être meilleurs que de mauvais juifs.
  • La finale de Jonas est si déstabilisante que le lecteur ne peut s’échapper à la situation de se trouver devant Dieu, seul, un peu comme une préfiguration du jour du jugement où l’on devra répondre de nos actes devant Dieu.

Conclusion

Maintenant que nous avons présenté dans les derniers articles de courtes introductions à l’ensemble des méthodes d’interprétations bibliques, ainsi que proposé des appropriations évangéliques de ces dites méthodes, nous pourrons dans les prochains articles voir comment passer de l’exégèse à l’herméneutique dans un premier temps, puis de l’herméneutique à l’homilétique dans un second temps.


Cet article fait partie d’une série. Vous pouvez lire les articles précédents en suivant ces liens :

1. Pourquoi interpréter?
2.1 D’où vient l’herméneutique moderne (partie 1)
2.2 D’où vient l’herméneutique moderne (partie 2)
3. Les critères d’une herméneutique proprement évangélique
4. Existe-t-il une bonne méthode d’interprétation ?
5.1 Les méthodes historiques d’interprétation de la Bible (partie 1)
5.2 Les méthodes historiques d’interprétation de la Bible (partie 2)
6.1 Les méthodes littéraires d’interprétation de la Bible (#1)
6.2 Les méthodes littéraires (#2): l’analyse structurelle
6.3 Les méthodes littéraires (#3): l’analyse structurale
6.4 Les méthodes littéraires (#4): l’analyse narrative
6.5 Les méthodes littéraires (#5): l’analyse de la rhétorique gréco-romaine


  1. Stanley E. Porter et Jason C. Robinson, Hermeneutics: An introduction to interpretive theory, William B. Eerdmans Publishing Co, 2012, p. 190. 
  2. Stanley E. Porter et Jason C. Robinson, Hermeneutics, p. 190. 
  3. William Klein, Craig Blomberg, et Robert Hubbard, Introduction to Biblical Interpretation, p. 441-442. 
  4. Douglas Mangum et Douglas Estes, Literary Approaches to the Bible, p. 257. 
  5. Douglas Mangum et Douglas Estes, Literary Approaches to the Bible, p. 259. 
  6. Stevens L. McKenzie et Stephen R. Haynes, To Each Its Own Meaning: An Introduction to Biblical Criticisms and Their Applications, Westminster John Knox Press; Revised, Expanded, Subsequent edition, 1990, p. 221. 
  7. Werner G. Jeanrond, Introduction à l’herméneutique théologique, p. 146. 
  8. Werner G. Jeanrond, Introduction à l’herméneutique théologique, p. 148. 
  9. Stevens L. McKenzie et Stephen R. Haynes, To Each Its Own Meaning: An Introduction to Biblical Criticisms and Their Applications, p. 221. 
  10. Anthony C. Thiselton, Hermeneutics, p. 255. 
  11. Anthony C. Thiselton, Hermeneutics, p. 255. 
  12. Anthony C. Thiselton, Hermeneutics, p. 255. 
  13. Anthony C. Thiselton, Hermeneutics, p. 276. Voir aussi Anthony C. Thiselton, New Horizons in Hermeneutics, p. 452-462. 
  14. William Klein, Craig Blomberg et Robert Hubbard, Introduction to Biblical Interpretation, p. 450-457. 
  15. John Darr, On Character Building, p. 16-30. 
  16. Wolfgang Iser, L’acte de lecture : théorie de l’effet esthétique, Mardaga, 1995, p. 216. 
  17. Gail R. O’Day, Revelation in the Fourth Gospel: Narrative Mode and Theological Claim, Fortress Press, Philadelphie, 1986, p. 90. 
  18. Gail R. O’Day, Revelation in the Fourth Gospel, p. 90. 
  19. O’Day, Revelation in the Fourth Gospel, p. 91. 
  20. Stanley Fish, « Literary in the Reader: Affective Stylistics », New Literary History vol. 2, Johns Hopkins University Press, Baltimore, 1972, p. 126-27. 
  21. Marguerat et Bourquin, Pour lire les récits bibliques, p. 166. 
  22. Wolgang Iser, L’acte de lecture théorie de l’effet esthétique, p. 337. 
  23. Y.-M., Blanchard, Raconter, voir, croire : parcours narratifs du quatrième évangile (Cahiers de la Revue Biblique, 61), Gabalda, Paris, 2005, p. 10. 
  24. Y.-M., Blanchard, Raconter, voir, croire, p. 10. 
  25. Marguerat et Bourquin, Pour lire les récits bibliques, p. 168. 
  26. Marguerat et Bourquin, Pour lire les récits bibliques, p. 168. 
  27. Peter Brophy, Narrative-Based Practice, Ashgate Publishing, Surrey, 2009, p. ix. 
  28. On comprend, par souplesse du langage narratologique, l’équivalent d’une implication émotive de type empathique, sympathique ou antipathique du lecteur envers les personnages du récit. Toutefois, la proposition de Booth comporte la nuance de l’adhérence totale, partielle ou rejetée par le lecteur au système de valeurs qui caractérise un personnage. Voir Wayne C. Booth, The Rhethoric of Fiction, University of Chicago Press, Chicago, 1961, p. 155. 
  29. John Darr, On Character Building, p. 31. 
  30. Létourneau, « La caractérisation de Jésus dans l’évangile de Jean », p. 154. 
  31. Victor Shklovsky, « Art as Technique », dans Lee T. Lemon et Marion J. Reis, Russian formalist criticism: four essays, University of Nebraska Press, Lincoln, 2012, p. 3-24. 
  32. James L. Resseguie, The Strange Gospel: Narrative Design and Point of View in John, Brill, Leiden, 2001, p. 28. 
  33. Cf. Resseguie, The Strange Gospel, p. 28-59. 
  34. Resseguie, The Strange Gospel, p. 59. 
  35. John Darr, On Character Building, p. 22. 
  36. E. D. Hirsh Jr., Cultural Literary: What Every American Needs to Know, Vantage Books, New York, 1988. 
  37. Cf. John Darr, On Character Building, p. 22. 
  38. John Darr, On Character Building, p. 22. 
  39. Marguerat et Bourquin, Pour lire les récits bibliques, p. 168. 
  40. Marguerat et Bourquin, Pour lire les récits bibliques, p. 168. 
  41. Marguerat et Bourquin, Pour lire les récits bibliques, p. 168-69. 
  42. Marguerat et Bourquin, Pour lire les récits bibliques, p. 154. 
  43. Marguerat et Bourquin, Pour lire les récits bibliques, p. 154. 
  44. L’ouvrage John A. Darr, On Character Building: The Reader and the Rhetoric of Characterization in Luke-Acts, Westminster; John Knox Press, présente bien la méthode que nous proposons. Voir aussi l’article de Pierre Létourneau, « La caractérisation de Jésus dans l’évangile de Jean : stratégie narrative et acte de lecture », dans P. Létourneau et M. Talbot (dir.), « Et vous, qui dites-vous que je suis ? » : La gestion des personnages dans les récits bibliques, Médiaspaul ; ainsi que les recherches de Jonathan Bersot, « La caractérisation du personnage Jésus dans les Actes des apôtres », Thèse de doctorat en théologie biblique, sous la direction de A. Gignac, Montréal, Faculté de théologie et de sciences des religions de l’Université de Montréal, 2016 ; et Simon Archambault, « Caractérisation séquentielle du Jésus johannique et acte de lecture en Jn 2.23-3.21 », Mémoire de maîtrise en théologie biblique, sous la direction de P. Létourneau, Montréal, Faculté de théologie et de sciences des religions de l’Université de Montréal, 2017, qui peuvent servir d’exemples supplémentaires de l’application de la méthode aux textes bibliques. 
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Simon Jean-Claude Archambault est pasteur des ados depuis 10 ans au Canada et depuis 5 ans à l’Église le Portail dans la ville de Laval ainsi que responsable des formations bibliques. Détenteur d’un baccalauréat en Théologie Biblique de l’ITF et d’une maîtrise en exégèse de l’UdeM, il est aussi membre du Concile SOLA et professeur d’herméneutique à l’Institut de Théologie pour la Francophonie (ITF).

Published By: Simon Archambault

Simon Jean-Claude Archambault est pasteur des ados depuis 10 ans au Canada et depuis 5 ans à l’Église le Portail dans la ville de Laval ainsi que responsable des formations bibliques. Détenteur d’un baccalauréat en Théologie Biblique de l’ITF et d’une maîtrise en exégèse de l’UdeM, il est aussi membre du Concile SOLA et professeur d’herméneutique à l’Institut de Théologie pour la Francophonie (ITF).