Cet article fait partie d’une série. Vous pouvez lire les articles précédents en suivant ces liens :
1. Pourquoi interpréter?
2.1 D’où vient l’herméneutique moderne (Partie 1)
2.2 D’où vient l’herméneutique moderne (Partie 2)
Introduction
Dans les précédents articles, nous avons tenté, d’une part, d’expliquer pourquoi une bonne méthode d’herméneutique était nécessaire, d’autre part, de présenter un bref survol de son histoire. À partir de là, il devient donc possible pour nous de tirer quelques leçons.
Bilan de l’histoire de l’herméneutique chrétienne
Commençons par un bilan du passé : 1) Depuis Esdras, il semble clair qu’il existe un fossé entre le texte ancien et le lecteur moderne, combien plus pour nous aujourd’hui ; 2) Les toutes premières interprétations juives révèlent qu’un texte possède plusieurs niveaux de significations dont il est difficile de rendre justice dans une seule interprétation ; 3) L’allégorie nous enseigne les dangers et les dérives de la subjectivité ; 4) L’atomisation d’une grande partie des interprètes nous rappelle le besoin d’unité et de cohérence dans notre démarche ; 5) La révolution interprétative des apôtres ainsi que celle de la réforme protestante révèle qu’il est vital que notre interprétation de la Bible soit faite à lumière de Jésus, qu’elle soit pratique et personnelle pour l’Église ; 6) L’avènement de l’historico-critique nous met en garde contre les présupposés réductionnistes, naturalistes, minimalistes et moralistes de la Bible ; 7) L’arrivée des approches littéraires nous permet de rééquilibrer notre étude en nous ramenant plus près que jamais du texte biblique ; et, finalement, 8) le post-structuralisme nous permet de nous projeter dans l’esprit des lecteurs modernes tout en nous mettant en garde contre les lectures révisionnistes.
Les attitudes « chrétiennes » à l’égard de la Bible
Conséquemment, à ces diverses réflexions, au fil de l’histoire, différentes attitudes des herméneutes à l’égard de la Bible peuvent être observées1 : 1) Les théologiens libéraux se tiennent au-dessus de la Bible. Tout en admettant la supériorité morale de la révélation biblique, elle est lue de manière minimaliste et avec un certain scepticisme. On conçoit qu’il y a une parole divine à l’intérieur de la Bible, mais non pas que la Bible est la Parole de Dieu. 2) Les théologiens néo-orthodoxes se tiennent devant la Bible. Ils ont tendance à faire une distinction entre Jésus, incarnation de la Parole, et la Bible, témoignage rendu à la Parole. Pour ce groupe, la Bible ne devient Parole de Dieu que lorsqu’elle est proclamée et suscite la foi dans la communauté. 3) Les traditionnalistes mettent les traditions/confessions à côté de la Bible. Le « Sola Scriptura » des réformateurs visait à corriger cette tendance. Une frontière méthodologique doit être établie entre les traditions/confessions et la Parole de Dieu. La Parole produit des confessions, mais une confession ne représentera jamais l’ensemble de la Parole de Dieu. 4) Les fondamentalistes se tiennent sur la Bible. Les fondamentalistes supposent que la Bible ne s’écarte pas de leurs critères d’exactitude, notamment en matière de science et d’histoire. Ils présument que leur horizon interprétatif représente la vérité et que les auteurs bibliques, bien qu’écrivant dans un environnement ancien, ne s’écarteront pas de l’« exactitude » de leur horizon moderne. Cette vision étouffe et aliène la Bible en lui imposant des normes qui lui sont extérieures et inconnues. Pourtant, afin de bien comprendre un texte biblique ancien, il faut l’étudier et l’interpréter dans un langage et une compréhension du monde qui reflète son horizon historique.
Une cinquième voie est possible : 5) Les évangéliques se tiennent sous la Bible. Le théologien évangélique doit reconnaître l’inerrance, l’infaillibilité et l’autorité de la Bible. Il doit aussi utiliser toute sa pensée, son cœur et son esprit afin de l’étudier. Il est passionné par elle et reconnaît sa nécessité. Pour ce faire, il se doit d’utiliser tous les outils disponibles, et ce, avec rigueur (outils historiques, littéraires ainsi que sa grammaire). Du fruit de son étude, il se laisse reprendre, corriger, encourager, consoler et impressionner. Il ne présuppose pas à priori ce que la Bible lui révèlera, ni lui impose aucune tradition, mais reste ouvert à réinterpréter ses propres perspectives et connaissances une fois l’étude terminée. La Bible seule doit demeurer l’autorité finale et la théologie doit être à son service. La rigueur intellectuelle et l’intégrité morale et spirituelle sont indispensables afin de ne pas tomber dans les pièges vus précédemment.
Le rôle des présupposés dans l’interprétation
Ce ne sont donc pas les outils premièrement qui constituent le critère ultime, mais l’attitude et les présupposés qui guident l’interprète. Depuis Hans-Georg Gadamer, l’herméneute est de plus en plus conscient des biais de ses présupposés. Dans le cadre de l’interprétation biblique, l’idée n’est pas de rechercher la neutralité, c’est-à-dire, de se départir de tout présupposé et tenter une lecture neutre et vierge, mais plutôt de posséder les bons présupposés, ceux que le texte lui-même demande d’avoir afin de bien le comprendre. Il convient donc d’établir les présupposés fondamentaux qui doivent accompagner l’interprète tout au long de son processus.
POURQUOI est-il si important, avant de commencer à étudier la Bible, d’identifier nos présupposés personnels (discuté lors du premier article), ceux des outils que l’on utilise (discuté lors du deuxième article) et surtout, ceux que l’on devrait normalement posséder au sujet de la Bible elle-même (discuté dans le présent article) ? Parce que la conception que l’on se fait de la Bible va directement influencer et teinter l’interprétation qu’on aura de celle-ci !2 Alors, voici quelques présupposés essentiels que tout bon interprète doit impérativement avoir en tête lorsqu’il étudie la Bible3 :
1) Nous croyons que la Bible est la révélation inspirée de Dieu (2 Tim 3.16 ; 2 Pierre 1.20-21). Ultimement, c’est cette inspiration qui confère à la Bible son statut d’Écrits sacrés ainsi que son autorité. Dans la pratique, désobéir ou rejeter la Bible reviendrait à désobéir ou rejeter Dieu lui-même. La conséquence logique de cette affirmation est de faire des Écritures notre seul et unique standard. Comme l’explique très bien le théologien Wayne Grudem dans son volume Théologie systématique :
Si on faisait appel à une autorité supérieure [(par exemple, l’exactitude historique, la cohérence logique, les qualités esthétiques ou même les réalisations prophétiques)] pour prouver que la Bible est la Parole de Dieu, alors la Bible elle-même cesserait d’être notre autorité absolue et souveraine : son autorité serait subordonnée à l’argument que nous aurions invoqué pour prouver son origine divine. Si nous avons recours en dernière analyse à l’autorité de la raison humaine, de la logique, de l’exactitude historique ou de la vérité scientifique pour démontrer que l’Écriture est la Parole de Dieu, cela signifie que nous mettons ces arguments au-dessus de la Parole de Dieu et que nous les tenons pour plus vrais et plus fiables que celle-ci.4
2) Puisque ces Écrits sont de Dieu, nous croyons que les vérités bibliques sont vraies et font autorité (Jean 10.35 ; 17.17 ; Tit 1.2). L’inerrance affirme qu’il n’y a pas d’erreurs dans les textes originaux. Il est important de mentionner que contrairement à certaines caricatures de la position évangélique, l’inerrance ne nie pas qu’il y ait parfois des difficultés exégétiques que nous appelons contradictions apparentes dans la Bible. Toutefois, comme le dit bien Matthieu Sanders, il n’existe dans la Bible aucune contradiction apparente qui n’a pas trouvé une explication plausible, qui permet de rétablir la cohérence globale des Écritures5.
Aussi, l’inerrance ne stipule pas qu’il faut toujours interpréter la Bible de manière littérale. Lorsque Jésus dit : « Je suis la porte », le lecteur doit saisir l’intention de l’auteur d’utiliser la porte comme une image qui nous révèle un aspect de l’identité du Christ6.
L’inerrance est compatible avec des données scientifiques approximatives. Lorsque l’auteur biblique dit : « Le soleil se lève et se couche », nous savons que scientifiquement c’est la terre qui tourne autour du soleil. Cependant, du point de vue de l’auteur biblique et de son expérience, le soleil se lève bien et se couche bien. L’inerrance s’accorde avec le niveau de précision avec lequel l’auteur biblique entend s’exprimer. Lorsque le Deutéronomiste fait le décompte des armées et qu’il arrondit le chiffre, il n’entend pas s’exprimer avec le standard de précision journalistique moderne. Dans le paradigme de son époque, il ne s’agit ni d’une fausseté, ni d’un désir de tromper son lectorat. De la même manière, parfois une information biblique n’est pas fausse dans son contexte ou dans l’absolu, mais pourrait sembler fausse selon notre point de vue, dans notre paradigme scientifique.
3) Nous croyons que l’inspiration n’est ni un processus mécanique, ni dictée. Comme nous venons de le voir, Dieu n’enlève rien à la personnalité, le style et l’histoire de vie propre à chaque auteur biblique.
4) C’est aussi pourquoi nous croyons qu’elle est complètement divine et complètement humaine. Bien que, tout comme la nature divine et humaine du Christ, ces deux aspects de la Parole sont totalement indissociables, nous pourrions dire que sur le plan de la communication, elle est à la portée des hommes, mais sur le plan divin elle est au-dessus des hommes, c’est-à-dire qu’elle a autorité sur eux. On peut donc dire que les Écrits bibliques sont authentiquement humains tout en étant pleinement les Écrits de Dieu lui-même7. C’est Dieu qui a souverainement présidé tout le processus de composition de la Bible.
5) C’est ce qui nous amène à croire que les Écritures sont des écrits spirituels. C’est-à-dire que c’est l’Esprit qui a inspiré les auteurs humains et qu’en cela elle a le pouvoir, encore aujourd’hui, de parler au cœur, de changer les vies en profondeur et de conduire à la vie éternelle (Esaïe 55 ; Héb 4.12-13).
6) Parce que la Bible est un écrit humain présidé parfaitement par Dieu, nous croyons qu’elle est autant caractérisée par son unité que sa diversité. Elle fut écrite sur une longue période de temps, par divers auteurs et sur plusieurs continents et pourtant, nous lui reconnaissons une cohérence totale due à un seul et ultime auteur : l’Esprit Saint.
7) Nous croyons que Dieu n’a pas seulement présidé les idées et les concepts de la Bible, mais aussi tous les mots : c’est l’inspiration verbale. C’est par l’entremise de son Esprit qu’il a dirigé les auteurs de la Bible à transmettre pleinement son intention, de sorte que ce que la Bible dit doit être considéré comme si c’était Dieu lui-même qui le disait (2 Pierre 1.21)8.
8) Nous croyons qu’elle est compréhensible, pour autant que nous ayons la bonne disposition spirituelle, le désir de s’y conformer et fassions l’effort de vouloir bien la comprendre. La clarté des Écritures ne dit donc pas qu’elle est toujours, dans tous ses passages, facile à comprendre, mais plutôt qu’elle peut être comprise, ce qui devrait être pour nous une bonne nouvelle et nous encourager à l’étudier davantage. D’ailleurs, la Bible elle-même soulève la difficulté de certains passages à être compris sans y mettre les bons efforts (2 Pierre 3.16), la possibilité de bien et de mal interpréter (2 Tim 2.15), le fait que l’interprétation littérale n’est pas obligatoirement conforme à l’intention de l’auteur (Matt 4.1-11 ; Marc 1.12-13 ; Luc 4.1-13) et la nécessité de devoir expliquer les Écritures pour que tous et chacun puissent bien les comprendre (Néh 8.8 ; Actes 8.26-40).
Certains auteurs sont d’avis que la clarté se comprend aussi en termes d’efficacité par rapport à son but. Autrement dit, la Bible est assez claire et donc efficace pour qu’on la comprenne comme Parole de Dieu, qu’on y découvre l’œuvre rédemptrice de Jésus et que l’on soit interpellés par elle. La clarté des Écritures a des conséquences certaines sur le travail d’interprétation : 1) La clarté de l’Écriture nous encourage en nous rappelant qu’il est possible de bien comprendre la Bible si les bonnes dispositions (spirituelles et intellectuelles) sont présentes. Cela nous encourage dans notre travail et notre caractère. 2) La clarté de l’Écriture nous encourage en nous rappelant que s’il y a division concernant l’interprétation d’un texte, il y a l’encouragement de savoir qu’il existe une bonne position et que celle-ci est atteignable. Cela nous garde du relativisme. 3) La clarté de l’Écriture est un encouragement à l’humilité. 4) La clarté de l’Écriture est un encouragement à la prédication. 5) La clarté de l’Écriture est un encouragement à la valorisation de la lecture des Écritures. 6) La clarté de l’Écriture permet de célébrer l’essentiel. Pensez-y, le christianisme dans son ensemble a quand même réussi à se mettre d’accord sur l’essentiel. 7) La clarté de l’Écriture nous encourage à vouloir être exacts et précis dans nos études. 8) La clarté de l’Écriture nous encourage dans notre rôle d’enseignants. 9) Finalement, nous croyons qu’elle forme un canon clos, cohérent et suffisant9.
Bien entendu, il existe toutes sortes de théories de l’interprétation, mais l’herméneutique chrétienne se distingue de par son humilité et sa soumission. C’est parce que la Bible est Parole de Dieu que nous désirons la comprendre le plus justement possible, et c’est parce qu’elle est Parole de Dieu qu’elle a plein pouvoir sur nos vies10.
Chaque méthode à la bonne place
Chaque méthode peut donc avoir sa raison d’être, pourvu qu’elle soit utilisée en conformité aux présupposés de l’autorité et de la cohérence de la Bible. Autrement dit, d’une part, parce que la Bible a une histoire de formation et qu’elle contient des portions historiques, on se doit de l’étudier avec l’outil de l’histoire. D’autre part, parce que la Bible se présente sous forme écrite, qu’elle est donc inscrite dans une tradition littéraire, nous nous devons d’utiliser les outils littéraires afin de mieux la comprendre11. Aussi, reconnaître la Bible comme une œuvre littéraire sous-entend tôt au tard, un acte de lecture. C’est pourquoi, bien comprendre les différents mécanismes cognitifs qui sont actifs chez tout lecteur peut aussi s’avérer un atout.
Afin de rendre compte de tous les niveaux qui composent un texte, inspirons-nous du schéma de la communication proposé par Jacobson :
Émetteur —» Message —» Récepteur
Si nous actualisons ce schéma en fonction d’une production littéraire, nous obtenons un nouveau schéma :
Auteur —» Texte —» Lecteur
Afin d’atteindre un plus grand niveau de compréhension du texte, l’étude devrait donc être complémentaire, et inclure les avantages qu’offre chacune des méthodes développées durant l’histoire de l’interprétation de la Bible. 1) Les méthodes historiques s’intéressent à l’auteur historique, aux circonstances historiques entourant la rédaction de l’œuvre et aux éléments historiques codifiés dont elle fait référence. 2) Les méthodes littéraires s’intéressent au texte comme une entité structurelle stable, aux éléments universaux contenus en elle, ainsi qu’à ses effets de communication. 3) Finalement, l’approche post-structurale permet de mieux comprendre le lecteur moderne et d’anticiper sa potentialité de réception. 4) Le résultat final de cette exégèse plénière et complémentaire devra se soumettre aux règles de l’herméneutique chrétienne et devenir, par la suite, pratique et compréhensible pour les contemporains (orthodoxie et orthopraxie).
En guise de conclusion
En somme, n’oublions jamais que notre but ultime n’est pas de devenir des experts de l’histoire ou de la littérature, mais seulement de mieux comprendre la révélation de Dieu. Mais aussi, de toujours approcher cette dernière avec une attitude d’humilité tout en étant prêts à se faire reprendre par elle. Pour ceux qui la reconnaissent Parole de Dieu et se reconnaissent eux-mêmes disciples de Jésus, la Bible a le pouvoir de s’imposer à nos vies12.
- Bruce Waltke, Théologie de l’Ancien Testament, Excelsis, Charols, 2012, pp. 54-59. ↩
- Matthieu Sander, Introduction à l’herméneutique biblique, Edifac, Vaux-sur-Seine, 2017, p. 12. ↩
- Voir Wayne Grudem, Théologie systématique, Excelsis, Charols, 2012, pp. 36-129 et Matthieu Sanders, Introduction à l’herméneutique biblique, pp. 15-61 ↩
- Wayne Grudem, Théologie systématique, p. 65. ↩
- Matthieu Sander, Introduction à l’herméneutique biblique, p. 60. ↩
- Matthieu Sander, Introduction à l’herméneutique biblique, p. 55. ↩
- Matthieu Sanders, Introduction à l’herméneutique biblique, p. 47. ↩
- Matthieu Sanders, Introduction à l’herméneutique biblique, p. 45. ↩
- Klein, William, Craig Blomberg et Robert Hubbard, Introduction to Biblical Interpretation, p. 87-92. ↩
- Kevin J. Vanhoozer, Is there a meaning in this text ? : The Bible, The reader, and the Morality of Literary Knowledge, Zondervan Academic, 2009, p. 463. ↩
- Craig Keener, Interprétation biblique, p. 8. ↩
- Craig Keener, Interprétation biblique, p. 9. ↩
Simon Jean-Claude Archambault est pasteur des ados depuis 10 ans au Canada et depuis 5 ans à l’Église le Portail dans la ville de Laval ainsi que responsable des formations bibliques. Détenteur d’un baccalauréat en Théologie Biblique de l’ITF et d’une maîtrise en exégèse de l’UdeM, il est aussi membre du Concile SOLA et professeur d’herméneutique à l’Institut de Théologie pour la Francophonie (ITF).