Cet article fait partie de la série « Les défis de l’herméneutique ». Vous pouvez aussi lire les articles précédents: Pourquoi interpréter? et D’où vient l’herméneutique moderne (Partie 1).
La Réforme (1517-1600)
Nous reprenons directement là où nous nous étions laissés lors du dernier article, c’est-à-dire, aux jours de la Réforme. Durant une très grande période de l’histoire de l’Église, la principale règle de mesure interprétative est la tradition. Bientôt, ce rigide cadre va être bousculé par l’avènement de la Réforme1. Cette dernière fut pour l’Église une véritable révolution qui affecta la manière d’approcher de la Bible jusqu’à nos jours. L’apport des réformateurs est double : 1) D’abord, ils se distancent de l’unique interprétation traditionnelle de l’Église Catholique Romaine en affirmant les « solas »2 ; 2) Ils rejettent aussi l’interprétation subjective de l’allégorie, notamment Luther, qu’il juge de « spéculations vides ». La méthode de Luther, et de bien de réformateurs, peut être résumée en quatre éléments essentiels : 1) Christocentrique ; 2) Typologique ; 3) Historico-contextuelle et 4) Pratique. Ce qui n’est pas sans rappeler l’approche des Apôtres. Luther tente d’abord de réformer l’Église avant d’en être finalement excommunié. La redécouverte de la Bonne Nouvelle de Jésus comme fondement de la prédication semble donc intervenir une deuxième fois comme facteur déterminant d’une révolution herméneutique d’envergure.
La post-Réforme (1600-1800)
Du côté des intellectuels, la Réforme permit d’ouvrir une nouvelle porte sur l’étude de la Bible. On vit tranquillement naître le mouvement intellectuel du Rationalisme qui influença grandement l’interprétation de la Bible, puisque celle-ci était maintenant démocratisée3 grâce à la Réforme. L’interprétation n’était plus strictement réservée à l’Église Catholique. Il n’aura pas fallu longtemps pour que les chercheurs dans le domaine des sciences humaines (histoire, littérature, philosophie) commencent à s’y intéresser, comme ils l’avaient fait un peu plus tôt avec les grands écrits de la Grèce antique. D’ailleurs, le philosophe Spinoza proposa, dans son Tractus theologico-politicus, d’étudier la Bible comme tout autre livre4. Ce genre de proposition permit officiellement la démocratisation de l’étude biblique au sein des grands chercheurs5. À la suite de ce changement de paradigme, la Bible fut soumise à une batterie d’approches et d’outils de tout horizon.
Du côté d’une approche plus croyante des Écritures, des fruits de la Réforme émerge un nouveau mouvement, le Piétisme. À l’origine, il s’agit d’une réaction au protestantisme qui était maintenant jugé devenu progressivement trop rigide, léthargique et intellectuel. Le Piétisme entend redonner vie au Christianisme à travers la valorisation d’une communion intime et personnelle avec la spiritualité chrétienne. Le Piétisme est donc caractérisé par : 1) l’étude biblique en groupe, 2) la prière, 3) le développement d’une morale chrétienne rigoureuse et surtout 4) la nécessité d’une conversion personnelle. Ce mouvement influencera grandement les mouvements évangéliques modernes. En Angleterre, l’histoire se souviendra surtout d’un mouvement annexe au Piétisme, que l’on appelle Méthodisme. Ce mouvement est popularisé par John Wesley, tandis que le prédicateur plutôt puritain Jonathan Edwards représente la mouvance américaine. La pratique d’Edwards insiste sur : 1) la typologie christologique et 2) l’application des Écritures.
La période moderne et post-moderne (de 1800 à aujourd’hui)
Le 19ème siècle
La montée en puissance des sciences humaines et surtout celle des études historiques caractérise particulièrement le passage de l’époque prémoderne à l’époque moderne6, que l’on nomme parfois respectivement, ère préscientifique et ère scientifique. C’est dans ce contexte que naît la méthode de l’historico-critique7. Les matériaux bibliques sont étudiés à la loupe de l’histoire comme toute autre production littéraire avant elle. La faiblesse de cette approche ne vient pas de la méthode en elle-même, mais de certains présupposés des chercheurs qui guident les résultats de la recherche, telle une vision naturaliste, c’est-à-dire, une interprétation qui exclut d’emblée toute intervention divine8. Tout doit s’expliquer naturellement. Selon ce présupposé, la contribution première de la Bible serait sa morale, son éthique et ses valeurs, c’est en quelque sorte une forme de moralisme libéral. La Bible est réduite à cette simple expression : un bon livre, rempli de bons conseils, donnés par de bonnes personnes pour mener une bonne vie. Bien sûr, cette vision réductionniste de la Bible affecte encore aujourd’hui grandement notre approche des Écritures sans que l’on s’en rende compte. Si cette vision guide notre lecture, notre interprétation ou notre prédication de la Bible, de manière consciente ou non, notre relation avec elle n’est pas plus significative qu’elles le sont avec un code de sécurité routière ou bien un guide de moralité sociale.
La grande approche de l’historico-critique propose principalement quatre méthodes ou outils pour étudier les textes anciens tels que la Bible : 1) La critique textuelle tente de reconstituer le texte original en comparant les nombreuses copies que l’on possède. 2) La critique des sources tente de diviser le texte final en différentes sources qui auraient été collées ensemble. Julius Wellhausen a popularisé cette méthode en proposant que le Pentateuque fût composé de divers matériaux (c.-à-d. la source Éloiste, Yavhéiste, Sacerdotale et Deutéronomiste). 3) La critique rédactionnelle préfère voir dans le texte final une rédaction plutôt qu’une vulgaire compilation. Le but de cette méthode est donc d’identifier et comprendre l’intention des diverses couches rédactionnelles du texte biblique. 4) La critique des formes, quant à elle, s’intéresse aux différents genres littéraires qui composent le texte biblique. Le présupposé de cette méthode est que le fond épouse la forme.
L’après-Première Guerre mondiale
La Première Guerre mondiale n’a pas juste affecté des territoires et des pays, mais a aussi eu un impact sur les sciences humaines telles que l’herméneutique. Elle a 1) d’abord balayé l’optimisme naïf d’une théologie libérale et 2) augmenté l’intérêt des philosophies existentielles telles que représentées par Martin Heidegger. Karl Barth, quant à lui, contribuera à dénoncer les dérives de la théologie libérale et tentera, à sa manière, de renforcer l’autorité des Écritures. Pour sa part, Rudolf Bultmann développera davantage une théologie néo-orthodoxe directement inspirée des philosophies existentielles. Bultmann applique 1) d’abord la critique des formes afin d’identifier le sens des textes, puis une fois le sens saisi, 2) il tente de « réhabiliter » le texte biblique ancien à ses contemporains. Afin d’y arriver, il se lance dans une entreprise de « démythologisation » de la Bible, c’est-à-dire, discerner ce qui relève du mythe et de l’invention, afin de ne retenir que la morale utile et édifiante pour le lecteur moderne et civilisé. Il est d’ailleurs reconnu pour la fameuse distinction entre le « Jésus de l’histoire » (le Jésus factuel et historique) et le « Christ de la foi » (le Jésus prêché par l’Église).
L’après-Deuxième Guerre mondiale
La Première Guerre donne naissance aux théologiens néo-orthodoxes qui suivent scrupuleusement le programme émis par Bultmann. La Deuxième Guerre mondiale, quant à elle, produit aussi un changement majeur. D’un côté, les disciples de Bultmann continuent de développer une herméneutique existentialiste. On nommera ce mouvement de « new hermeneutic ». Ce mouvement influencé par le philosophe Heidegger et des adeptes de Bultmann utilise essentiellement la Bible, non pas comme une fenêtre vers une révélation divine, mais plutôt comme un miroir qui renvoie à soi-même. De l’autre côté, des tendances herméneutiques, le développement de la critique de la rédaction et des formes, mettant toujours plus d’emphase sur l’aspect littéraire du texte, finissent par accoucher de la « new critics ». Ce dernier mouvement ne s’intéresse plus à l’histoire d’un texte, mais au texte lui-même.
La « new critics » se distingue par une approche textualiste (juste le texte) de son étude. On la reconnaît d’ailleurs pour sa maxime « l’auteur est mort ! ». Elle s’oppose à l’approche dite diachronique (à travers le temps) et se présente plutôt comme une approche synchronique (en temps). En d’autres mots, elle ne tente plus de remonter l’histoire du texte afin de comprendre l’intention de son auteur et de ses nombreux développements, mais plutôt de saisir le sens profond contenu dans l’œuvre seule9.
Plusieurs méthodes se réclament de l’approche synchronique : 1) L’analyse structurelle est née de la fusion de la critique des formes et de l’étude de la rhétorique. Elle questionne l’intention rhétorique inhérente à l’utilisation de diverses structures sémitiques. C’est pourquoi elle porte aussi le nom d’analyse de la rhétorique sémitique. 2) L’analyse sémiotique tente de mettre à jour le sens profond de toute production littéraire en exposant ses structures, dites profondes, qui produisent les sens fondamentaux de l’œuvre. C’est pourquoi cette méthode porte aussi le nom d’analyse structurale. 3) L’analyse narrative, quant à elle, s’intéresse à l’effet esthétique produit par divers choix de mise en récit sur le lecteur. 4) L’analyse de la rhétorique gréco-romaine permet d’étudier les techniques de persuasion des discours du Nouveau Testament suivant les modèles prescrits par les discoureurs grecs et romains.
De nos jours
De nos jours, l’interprétation s’intéresse davantage aux lecteurs comme source de sens plus que tout autre chose. Ce déplacement d’intérêt, d’abord de l’auteur historique vers le texte, puis du texte vers le lecteur, lui vaut l’appellation d’approche post-structurale. Plusieurs méthodes se réclament de ce courant : 1) Le déconstructionnisme, par exemple, fut fortement popularisé par Jacques Derrida. Il est né d’une réaction aux interprétations rigides du formalisme et du structuralisme. Dans cette vision du monde, la subjectivité et la relativité l’emportent sur l’objectivité et l’universalité. 2) Le « reader-response » observe comment le lecteur réagit et comprend le texte au fil d’une lecture fictive. C’est donc le lecteur qui décide du sens d’une œuvre. Comment un texte mort peut-il imposer un sens ? Ce sont les yeux et l’esprit du lecteur qui lui donnent vie, dira Wolfgang Iser par exemple10. 3) Les lectures idéologiques (p. ex. libération, féministe et queer) ont pour but, quant à elles, d’accommoder en exploitant des inconsistances textuelles le texte biblique jugé archaïque, colonial, misogyne ou homophobe, afin de le rendre confortable et recevable pour un lectorat. En cela, on y reconnaît un peu l’influence de Bultmann qui tentait de rendre recevable pour ces contemporains le texte biblique jugé ancien. Ce genre d’approches se termine bien souvent avec une lecture révisionniste de la Bible.
En conclusion
Les deux derniers articles ont permis de brosser un bref, très bref résumé de l’histoire de l’interprétation de la Bible, le format oblige. Si vous désirez aller plus loin sur ce sujet dans vos lectures, nous conseillons les quatre volumes de Donald Mckim, L’interprétation de la Bible au fil des siècles, Volumes 1-4, Excelsis. Néanmoins, cette base va nous servir par la suite afin de positionner dans leurs contextes les périodes, les approches et les outils.
Pour la suite des choses, le but des articles sera de présenter et d’évaluer les différents outils exégétiques qui se présentent à nous et de se questionner sur une herméneutique légitime et évangélique, pour ensuite proposer une méthode opérationnelle.
- Anne-Marie Pelletier, D’âge en âge, les Écritures : La Bible et l’herméneutique contemporaine, (le livre et le rouleau 18), Les éditions Lessius, Bruxelles, 2004, p. 23. ↩
- Il y a 1) Sola Scriptura (par l’Écriture seulement) qui s’oppose à la rigide tradition qui ne peut être l’égale de la Bible, 2) Sola Fide (par la foi seulement) qui s’oppose aux bonnes œuvres qui ne peuvent sauver personne, 3) Sola Gratia (par la grâce seulement) qui s’oppose aux mérites car le salut est immérité et initié de Dieu, 4) Solus Christus (Christ seulement) qui s’oppose à tout autres médiateurs, que ce soit Marie, les Saints ou les prêtres de l’Église Catholique Romaine et finalement 5) Soli Deo Gloria (à Dieu seul la gloire) qui s’opposent à la religion, à l’anthropocentrisme et à la gloire des hommes. ↩
- Cela veut dire que L’Église romaine n’a plus le monopole de l’interprétation. ↩
- Voir Anne-Marie Pelletier, D’âge en âge, les Écritures, p. 16 et Matthieu Sander, Introduction à l’herméneutique biblique, p. 80. ↩
- Anne-Marie Pelletier, D’âge en âge, les Écritures, p. 20. ↩
- Donald K. McKim (dir.), L’Interprétation de la Bible au fil des siècles, Vol. III, Excelsis, Charols, 2007, p. 16-20. ↩
- Anne-Marie Pelletier, D’âge en âge, les Écritures, p. 11. ↩
- Paul Wells, Dieu a parlé : La Bible, semence de vie dans le cœur labouré, (Entier Collection sentier), Les éditions La clairière, Québec, 1997, p. 215. ↩
- Anne-Marie Pelletier, D’âge en âge, les Écritures, p. 62-63. ↩
- Wolfgang Iser, The Implied Reader: Patterns of Communication in Prose Fiction from Bunyan to Beckett, Johns Hopkins University Press, Baltimore, 1974, p. 274-275. ↩
Simon Jean-Claude Archambault est pasteur des ados depuis 10 ans au Canada et depuis 5 ans à l’Église le Portail dans la ville de Laval ainsi que responsable des formations bibliques. Détenteur d’un baccalauréat en Théologie Biblique de l’ITF et d’une maîtrise en exégèse de l’UdeM, il est aussi membre du Concile SOLA et professeur d’herméneutique à l’Institut de Théologie pour la Francophonie (ITF).