Introduction
L’analyse rhétorique a probablement contribué à une bien meilleure compréhension du N.T.1 Puisque cette approche s’intéresse à l’effet d’un discours sur un auditoire, elle colle particulièrement bien avec les écrits néotestamentaires. En effet, ces derniers ne prétendent pas à la neutralité, mais entendent bien persuader leurs lectorats. Plus encore, ils s’inscrivent bien souvent dans un contexte de lectures publiques, comme pour les épîtres par exemple et l’analyse rhétorique étudie justement ce genre de discours2. C’est en décembre 1968 que James Muilenburg présente à la société pour la littérature biblique « Form Criticism and Beyond », que l’on peut traduire par « Critique des Formes et plus encore ». Ce « plus encore », c’est la pratique de la rhétorique appliquée aux textes de la Bible. Présentée initialement comme un supplément à la critique des formes, aujourd’hui, l’analyse rhétorique est un champ disciplinaire à part entière3.
La rhétorique étudie l’action du discours sur un auditoire. Tiré du grec ancien rhêtorikê tekhnê, on peut traduire cette expression simplement par « techniques de l’art oratoire ». La rhétorique grecque peut aussi être considérée, en quelque sorte, comme l’une des plus vieilles formes d’exégèse de l’histoire de l’Église4. Il y a parfois débat dans les cercles académiques afin de savoir à quel point les discours du N.T. se soumettent aux exigences de la rhétorique gréco-romaine. Donald A. Carson nous rappelle d’ailleurs à ce propos qu’il est impossible de dire si une épître, par exemple, adopte consciemment un modèle rhétorique qui serait prescrit par la culture gréco-romaine ou bien si elle se contente seulement de refléter les modes de raisonnement qui étaient courants dans la culture ambiante de l’époque5. Toutefois, que ce soit un cas ou l’autre, les discours néotestamentaires se comprennent mieux à la lumière des modèles rhétoriques de leur époque. Plus récemment, la rhétorique a participé à l’établissement des théories synchroniques avec, notamment, l’analyse structurelle (aussi appelée rhétorique sémitique). L’analyse narrative et le « reader-response » sont considérés comme des méthodes issues de la rhétorique puisqu’elles analysent l’effet rhétorique des récits et ainsi que l’acte de lecture.
Origines de la méthode
On situe la naissance de la rhétorique aux alentours de 456 av. J.-C. en Grèce. La rhétorique est issue d’un contexte juridique. C’est la population de l’île de Syracuse qui a dû se défendre contre l’expropriation. Les tyrans Gelon et Hiéron avaient l’intention de déporter la population afin d’y installer leurs propres employés. Afin de contrer ce geste, les gens de Syracuse se soulevèrent dans le but de traduire les deux tyrans en procès6. Cet événement produisit un si grand nombre de procès, et mobilisa tant d’hommes politiques que l’on retint par la suite les meilleurs exemples d’éloquence afin d’en faire des enseignements systématiques. C’est ainsi que naquit l’art de l’éloquence et le début des manuels de rhétorique. C’est à Empédocle d’Agrigente, Corax et Tisias que l’on attribue le tout premier manuel officiel qui permit la transmission et le développement du savoir 7.
Évolution de la méthode
Cela dit, c’est surtout Aristote, élève de Platon, qui composa les ouvrages majeurs desquels on retient l’essentiel de la méthode aujourd’hui (la Poétique, la Rhétorique et les Topiques)8. La cible de la méthode se précise davantage avec Aristote et devient désormais le moyen d’argumenter afin de faire admettre une thèse à son auditoire, et cela au moyen de preuves rationnelles. On doit surtout à Aristote les distinctions des différents types de preuves (Ethos, Logos et Pathos), ainsi que les trois différents « genres rhétoriques » (Judiciaire, Délibératif et Épidictique)9.
Il est maintenant temps de quitter la Grèce pour Rome, car la rhétorique a aussi grandement bénéficié des penseurs romains dans son évolution, d’où son appellation classique de « rhétorique gréco-romaine ». Cicéron et Quintilien sont des hommes politiques romains qui ont aussi grandement contribué à ce développement10. Avec Aristote, ils sont responsables de la base de l’étude rhétorique classique en Europe. Il s’agit, selon Roland Barthes, d’une véritable tradition qu’il nomme « cicéronienne » et qui influença, notamment, les sciences humaines, la philosophie, la littérature, la démocratie américaine et le droit germano-romain. Quintilien, pour sa part, s’intéressait particulièrement à la transmission de la rhétorique. Afin d’enseigner adéquatement la méthode aux jeunes étudiants, il établit les cinq phases par lesquelles un orateur doit passer pour construire un discours persuasif : 1) Inventio (invention) ; 2) Dispositio (disposition ou structure) ; 3) Elocutio (style et figure de style) ; 4) Memoria (apprentissage par cœur du discours et art mnémotechnique) ; 5) Actio (récitation du discours)11.
Survol des manuels
Nous allons passer en revue les cinq phases par lesquelles un élève doit passer afin de concevoir un discours rhétorique. Mieux comprendre comment est construit un discours permet d’être en mesure de pouvoir le déconstruire facilement afin de saisir son fonctionnement logique. Ces phases sont : 1) « inventio », 2) « dispositio », 3) « elocutio », 4) « actio » et 5) « memoria ».
1) L’invention
L’invention (ou inventio ou heurésis en grec) est l’étape où l’élève décide du genre rhétorique dont il aura besoin d’utiliser en fonction du but de son discours. Une fois le genre sélectionné, il peut commencer à rassembler les preuves, ainsi que les figures nécessaires pour soutenir sa thèse. Les deux questions fondamentales à se poser lors de cette phase sont ; 1) quel est le sujet ? et 2) quel genre doit être utilisé comme cadre de l’argumentation ?
Les trois genres de discours
Comme nous l’avons vu précédemment, il existe trois différents genres rhétoriques qui dépendent des besoins du discoureur : 1) le « discours judiciaire », 2) le « discours délibératif » et 3) le « discours épidictique/démonstratif/mémorial ». Chaque genre rhétorique cible un but spécifique, un auditoire spécifique, utilise des arguments spécifiques, use d’une structure spécifique et utilise même des temps verbaux différents12. Voici un tableau qui les résume13 :
Mise en garde
Grâce au manuel New Testament Interpretation through Rhetorical Criticism, George A. Kennedy a contribué à adapter la méthode rhétorique provenant des manuels classiques aux besoins des études bibliques. Son livre est rapidement devenu la norme dans le milieu. Pour Kennedy, l’identification du genre rhétorique constitue la première étape de sa méthode. Cette étape est cruciale, car selon lui, tout le reste de l’analyse dépend de la bonne identification du genre, puisque du genre découle la structure, les valeurs et le but du discours. Cependant, aujourd’hui, nombreux sont les exégètes qui viennent nuancer les propositions de Kennedy. Entre autres, Jean-Noël Aletti milite pour une révision plus consciencieuse des genres rhétoriques. Aletti nous rappelle que les auteurs bibliques usent de plusieurs modèles littéraires à la fois. Parfois même, les auteurs bibliques s’inspirent des genres existants, sans toutefois les utiliser de manière classique, c’est-à-dire, de façon stricte. Il vaudrait donc mieux adapter notre analyse à cette réalité. L’utilisation des modèles classiques de rhétorique doit servir d’aide afin de mieux comprendre et de mieux décrire les discours du N.T. On doit les utiliser avec une grande flexibilité et ne pas forcer les textes bibliques à entrer dans ces modèles. Les manuels classiques peuvent nous aider à décrire la rhétorique biblique, mais ils ne peuvent pas la prescrire14.
Les trois types d’effets que peuvent produire les arguments
Une fois le genre déterminé, vient le temps pour l’élève de sélectionner ses arguments. Il existe trois catégories d’effets sur lesquelles peut reposer un argument : 1) ceux qui reposent sur « l’ethos » ; 2) ceux qui reposent sur le « logos » et finalement 3) ceux qui reposent sur le « pathos ». L’ethos se rapporte au caractère et au charisme de l’orateur, c’est-à-dire, tout ce qu’inspire le discoureur chez l’auditoire15. On peut penser à la sincérité, la sympathie, la piété ou l’honnêteté. Pour prendre un exemple moderne, lorsqu’un acteur porte une blouse de médecin afin de nous conseiller un produit, l’assistance a tendance à plus l’écouter et ainsi lui faire confiance. Un discours peut avoir besoin d’établir solidement son éthos afin de faire passer son message. Le logos concerne la logique et le raisonnement strict de l’argumentaire. Finalement, le pathos se réfère aux effets affectifs produits par l’éthos ou le logos du discoureur. Un discours doit provoquer des passions. L’art de savoir émouvoir ou bien de mobiliser son auditoire est crucial en rhétorique, et c’est le propre de certains types d’arguments. Les politiciens modernes, par exemple, sont excellents dans l’utilisation des passions des foules, tant pour provoquer la colère du peuple envers ses détracteurs que pour toucher sa nostalgie en promettant de ramener les choses aussi bien qu’elles étaient auparavant.
Les preuves qui soutiennent un argument
Il y a trois types de répertoires dans lesquels un étudiant pige ses preuves : 1) Il y a tout d’abord les « faits » (exemples, anecdotes et évènements passés). En d’autres mots, « ça s’est déjà produit ainsi, donc ça risque de se reproduire encore… » ; 2) Ensuite, il y a les « principes » d’ordre philosophique, naturel ou théologique (paradigmes, observations de la nature, analogies, bon sens et sens commun). C’est une façon de dire que, « la vie, la nature et la raison nous enseignent une logique indéniable… » ; Et finalement, 3) il y a les « appels à l’autorité » (les écritures, la loi et les penseurs). Autrement dit, « ça doit être vrai, c’est un docteur qui le dit… »16.
2) La disposition
La disposition (taxis en grec), comme son nom l’indique, observe comment le discoureur a disposé son texte — en d’autres mots, comment l’argumentaire est-il structuré. Bien évidemment, cette étape est importante pour deux raisons, 1) la structure d’un discours soutient une logique et 2) pour chaque type des genres rhétoriques, il y a un type de structure attaché.
Mise en garde
Jean-Noël Aletti rappelle, une fois encore, de faire attention à ne pas déterminer trop vite une structure rhétorique. Les auteurs bibliques mélangent de manière savante des structures de composition sémitique avec des structures de la rhétorique classique. Bien souvent, les auteurs bibliques ne demeurent pas cantonnés à une seule forme de structure et déforment celles proposées par la rhétorique présentée dans les manuels classiques. En effet, il a déjà été démontré de nombreuses fois que des auteurs, tel Paul, usent de différents modèles à la fois, comme ceux de la rhétorique gréco-romaine et ceux de la rhétorique structurelle sémitique par exemple. Il faut calculer l’effet stratégique de la combinaison de différentes stratégies rhétoriques. L’analyse structurelle permet d’établir et de comprendre les liens entre des idées qui, sans elle, il aurait été impossible d’en saisir le sens. L’analyse rhétorique gréco-romaine biblique présuppose que l’exégète biblique maîtrise l’analyse structurelle17.
Les trois modèles rythmiques
La rhétorique classique propose trois modèles de rythme, ou de développement logique du discours : 1) Premièrement, il y a le modèle qui consiste à instaurer des arguments forts en exorde et en épilogue et ménager le public entre-temps; il est appelé « l’ordre homérique ». 2) Deuxièmement, il y a celui qui consiste à commencer par des arguments faibles puis à progresser de manière ascendante (ou l’inverse). 3) Finalement, il y a celui qui consiste à mettre en premier les arguments logiques puis ceux qui plaisent, et enfin ceux qui émeuvent.
Les parties principales d’un argumentaire18
De nombreux auteurs ont proposé au cours de l’histoire des plans types, allant de deux à sept parties. Nous en proposons six principales :
1) L’exorde (ou prooimion en grec) est considéré comme la partie introductive du discours. Le but de l’exorde est principalement de capter l’attention du public, établir l’éthos du discoureur et présenter le cas.
2) La narration (narratio ou diegésis en grec) est l’exposé des faits concernant la cause. Cette partie a pour but de fournir l’arrière-plan sur lequel est construit l’argumentaire. Elle n’est pas indispensable dans le genre délibératif puisque le discoureur ne traite pas d’une cause, mais tente plutôt de mobiliser, d’encourager ou d’exhorter un auditoire. Contrairement au genre délibératif, elle est centrale dans le genre judiciaire, car elle fournit la toile de fond de l’argumentaire.
3) La stasis (aitia ou ratio en grec) constitue la « thèse » proprement dite, sur laquelle la narration a pour but de déboucher. C’est l’élément que l’on va tenter de démontrer par la suite.
4) La confirmation (confirmatio ou pistis en grec) est la succession des preuves qui permettent de démontrer la stasis. Autrement dit, c’est le cœur de l’argumentaire ; l’exposition systématique des preuves.
5) La digression (ou parekbasis en grec) sert principalement à distraire l’auditoire afin de le ménager peu avant la conclusion. Elle fait souvent appel à des arguments pathétiques. Notamment, faire rire au moyen de l’ironie est une technique répandue qui permet de gagner facilement son public.
6) La péroraison (ou epilogos en grec) fait office de conclusion au discours. On y retrouve souvent un appel aux émotions (pathos) ainsi qu’une récapitulation des faits. Dans le cas d’un discours délibératif, on rappelle ce qui est attendu de son auditoire. Dans le cas d’un discours judiciaire, on rappelle la thèse à retenir. Finalement, dans le cas d’un mémorial, on répète ce dont on doit se souvenir d’un tel individu.
En résumé, l’introduction (exorde) sert à adresser l’audience, établir l’ethos et annoncer le cas à venir, c’est-à-dire, lui faire préambule (narratio). La déclaration (stasis) sert à rappeler les circonstances du cas, clarifier l’enjeu et offrir une proposition et/ou une thèse. L’argumentation (confirmatio) sert à fournir et arranger les évidences, preuves et exemples nécessaires afin de défendre la thèse. Le tout est construit selon une stratégie rhétorique. Dans le genre judiciaire, les arguments anticipent régulièrement les objections de la partie adverse. Parfois, un moment plus ironique ou comique (digression) vient soulager l’argumentation avant la finale. La conclusion (péroraison) doit résumer les arguments et fournir la déclaration ou l’exhortation finale qui doit être retenue par l’auditoire.
Les structures rhétoriques classiques19
Une fois que l’on a maîtrisé les genres rhétoriques, les types de preuves ainsi que les parties d’un discours, il est maintenant possible d’identifier les structures associées à chaque genre.
i) La structure typique découle du modèle judiciaire
I. Exordium (éthos)
II. Narratio (préambule, enjeu et proposition)
III. Confirmatio (argumentation)
IV. Conclusio (déclaration finale, exhortation)
ii) La structure délibérative est apparue tardivement
I. Introduction (ethos, préambule, enjeu)
II. Proposition (thèse)
III. Raison (répond à la question : pourquoi adopter cette proposition ?)
IV. Opposition (anticipation, diatribe)
V. Analogie (comparaisons, appels à la nature)
VI. Exemple (observations, démonstrations)
VII. Citation (autorité, appel à la loi, aux philosophes, aux écrivains et aux écritures)
iii) Le encomium (mémorial) est le déroulement du genre épidictique
I. Introduction
II. Narration
Origine, Généalogie, Naissance
III. Accomplissement
a. Éducation
b. Vertus
c. Actes
e. Accomplissements et donations
IV. Conclusion
Honneur et mémorial
3) L’élocution
L’élocution (elocutio ou lexis en grec) est l’étape où l’étudiant détermine son style à travers les figures rhétoriques qu’il utilisera.
Les figures rhétoriques
Les figures de rhétorique (ou schèmata en grec) sont des procédés stylistiques qui offrent de la qualité au discours. La rhétorique voit dans la figure un moyen de persuasion reposant sur l’imagination de l’orateur. Il est possible de trouver une liste de ces figures de style dans J.-N. Aletti, M. Gilbert, J.-L. Ska, S. de Vulpillières, Vocabulaire raisonné de l’exégèse biblique : les mots, les approches, les auteurs, pp. 92-100, ainsi qu’une autre beaucoup plus développée et exemplifiée dans Alfred Kuen, Comment interpréter la Bible, pp. 72-81.
4) L’action
L’action (actio ou hypocrisis en grec) est la phase où l’élève se prépare à discourir. Lors de cette étape, la pratique est essentiellement celle de la prononciation. Bien que cette étape n’ajoute rien à notre étude du N.T., elle nous rappelle, néanmoins, l’importance de la rhétorique dans sa composition. En effet, plusieurs passages des Évangiles, et particulièrement les lettres, ont été écrits pour être proclamés publiquement plutôt que pour être lus individuellement. L’utilisation et l’analyse de la rhétorique gréco-romaine servent donc ce but.
5) La mémoire
La mémoire (memoria ou mnèmè en grec) est l’art de retenir son discours. Quintilien en fait une technique fondée sur la structure du discours d’une part, et sur les procédés mnémotechniques d’autre part. Ce qui n’est pas sans rappeler les structures sémitiques.
Méthode
La méthode comporte trois éléments :
- Décrire le préambule du discours
- Esquisser la structure rhétorique
-
Déduire la stratégie de persuasion
1) Décrire le préambule du discours
Décrire le préambule d’un discours revient à comprendre la genèse de l’argumentaire. Chaque dialogue, monologue, prédication, argumentation, discours, prophétie et épître est inscrit dans un contexte historique et littéraire. L’ensemble des données déjà récoltées doit servir à établir le contexte duquel va émerger l’argumentation. 1) Il s’agit de produire une synthèse de tout ce que l’on a pu récolter concernant notre passage en portant une attention toute particulière au cadre social entourant le discours argumentatif. 2) Une fois l’enjeu du texte établi, nous pouvons déduire le genre rhétorique qui est utilisé par l’auteur. Il est important de prendre note qu’un long texte peut inclure plusieurs genres rhétoriques. Il faut donc procéder à l’étude de chaque unité rhétorique du texte. Une seule et même épître peut défendre une thèse unique et posséder trois unités littéraires dont chacune est construite selon un genre rhétorique différent. En ce sens, le genre rhétorique est plutôt un sous-genre littéraire (une forme littéraire) qu’un véritable genre littéraire en lui-même.
2) Esquisser la structure rhétorique
Une fois que l’on a compris tout ce qui est en jeu dans le texte et à quoi le discours prétend pouvoir apporter une réponse, nous pouvons commencer à identifier et à diviser les différents éléments rhétoriques qui le composent. La meilleure manière d’arriver à décortiquer les différents éléments qui composent l’argumentaire est la suivante :
1) D’abord, de procéder à une analyse grammaticale et syntaxique qui prend soin de diviser le discours en phrases, puis en propositions, tout en indiquant le lien syntaxique qui unit les différentes micro-unités syntaxiques.
2) Tout comme l’analyse structurelle, nous pouvons alors commencer à identifier et diviser les différentes parties rhétoriques du discours en nous aidant des « structures récurrentes » proposées par les manuels classiques et associées à chaque genre rhétorique.
3) Une fois le genre et la structure générale établis, nous pouvons commencer à nous intéresser à l’emploi des figures de style.
4) Particulièrement dans le genre délibératif, il convient de se demander pour chaque décision argumentative, l’effet désiré par l’ethos du discours et l’effet probablement désiré par le texte sur le pathos du discours. Parfois, l’emphase et/ou la force argumentative du texte ne se trouvent pas formellement dans le logos du texte, mais dans ses effets pathétiques. Il s’agit de comprendre le lien entre la nature des « preuves » utilisées et la thèse de l’orateur.
3) Déduire la stratégie rhétorique
L’objectif des méthodes exégétiques est de récolter le maximum d’informations sur le texte pour alimenter notre réflexion et espérer débloquer, renouveler ou approfondir le sens du texte. C’est généralement ici que la science de l’herméneutique s’arrête et que l’art entre en jeu. Une fois les éléments rhétoriques convenablement identifiés, nous pouvons espérer déceler la stratégie rhétorique du discours. Pour ce faire, nous devons arriver à :
1) Articuler les différentes parties entre elles. Il s’agit du principe de relation : quel est le lien qui unit les différents éléments du discours ?
2) Porter attention au développement, et parfois même à la transformation, de la thèse au fil de l’argumentation. Encore une fois, les manuels de la rhétorique nous aident aussi à identifier les différentes manières de développer sa thèse (par exemple : inductive, déductive, rythme).
3) Renforcir et/ou découvrir un ou des liens entre le contexte social et la réponse argumentative.
Quelques exemples bibliques de la méthode
1) Luc 12.22-3120
1) Préambule (rassembler les données historiques, sociales et contextuelles que nous possédons sur le texte — comprendre la genèse de l’argumentation) :
Il s’agit d’une unité thématique autour du thème de l’anxiété concernant le linge et la nourriture. La première déclaration installe le propos sous la forme d’un impératif « Ne sois pas anxieux ». Cette aise dans l’utilisation de l’impératif établit l’orateur comme un enseignant possédant une forte autorité (éthos) et révèle aussi du même coup la présomption que l’auditoire reçoive pleinement (réceptif) ses recommandations de sagesse (pathos). Le développement de l’impératif permet d’articuler la thèse « Nous ne devrions pas être anxieux », dont découlera l’argumentaire.
2) Structure rhétorique (décortiquer les différents éléments qui composent l’argumentaire) :
Thèse : Nous ne devrions pas être préoccupés par la vie (nourriture) et le corps (linge) v.22
Raison : La vie est plus que la nourriture et le corps est plus que le linge v.23
Analogie : Les oiseaux ne travaillent pas, Dieu pourvoit ; tu vaux plus qu’un oiseau v.24
Exemple : Personne ne rallonge sa vie en s’en préoccupant v.25-26
Analogie : Les lis ne travaillent pas et ils sont habillés v.27
Paradigme : Salomon même n’était pas aussi bien revêtu v.27
Analogie : Tu es plus que de l’herbe, combien plus il te vêtira v.28
Conclusion : Donc, tu ne devrais pas rechercher-t’inquiéter (nourriture ou linge) v.29
Exemple : Toutes les nations font déjà cela v.30
Exhortation : Recherche plutôt le royaume de Dieu et le reste sera ajouté en plus v.31
3) Réflexions (déceler la stratégie rhétorique du discours) :
1) La raison constitue la prémisse majeure du syllogisme et la conclusion permet de réitérer la thèse comme étant démontrée-prouvée.
2) La raison est principalement que Dieu va pourvoir aux besoins, et c’est ce point qui devra être démontré par la suite. À noter que la raison est aphoristique, c’est-à-dire, qu’il n’est pas encore précisé en quoi la vie et le corps est « plus que… ». Cette technique permet d’ouvrir une réflexion délibérative, et met la table afin d’y répondre par la stratégie rhétorique du « moins vers le plus ». Chaque analogie sera donc construite sur le modèle du moins vers le plus. Cet argument pourrait être résumé ainsi : « Les gens sont plus que les phénomènes naturels ». Le même modèle est utilisé pour l’exhortation finale : « Le royaume de Dieu est plus que le reste de la vie ».
3) Le mouvement rhétorique observable dans cet argumentaire tente de faire passer l’interlocuteur de l‘inquiétude à la recherche du royaume de Dieu. À la fin de l’argumentaire, le récepteur comprend ce qu’il ne doit pas faire et, entre-temps, il est passé maintenant à ce qu’il doit maintenant faire.
4) L’argument : « il n’est pas possible de rallonger » est utilisé comme contre-exemple suivant la première analogie. L’argument couvre alors deux pôles, ce que l’on peut faire et ce que l’on ne peut pas faire. L’auditoire comprend alors que non seulement il ne devrait pas s’inquiéter, mais son inquiétude est inutile, ce dernier argument prépare alors le terrain pour l’exhortation finale qui vient substituer l’action à prohiber.
5) Le paradigme sert de « preuve » scripturaire incontestable pour un auditoire juif. L’attachement à Salomon est la force du modèle « du moins vers le plus », produisant un bel effet rhétorique). Il fait passer Salomon comme étant moins que le lis, mais le peuple comme étant plus que le lis. Cet « effet » a pour but d’affecter principalement le pathos.
6) On pourrait résumer ainsi nos observations : a) Ne t’inquiète pas ! b) Pourquoi : car Dieu va prendre bien soin de toi ; c) La preuve : tu, en tant qu’humain et fils ou fille de Dieu, vaux plus que la nature et pourtant Dieu prend aussi bien soin d’elle que les grands rois tels que Salomon ; d) De toute manière, il est inutile, voire nuisible, de s’inquiéter ; e) À la place, utilise ton énergie à rechercher le Royaume de Dieu.
2) Jean 5.30-4721
1) Préambule :
Cette unité fait suite au récit thaumaturgique de la guérison de l’homme handicapé à la piscine de Bethzatha. Le commentaire du narrateur en Jean 5.18 affirme que les juifs ont résolu de tuer Jésus parce qu’il s’est fait l’égal de Dieu. Ce sont ces éléments qui nous mènent à un monologue concernant les capacités du Fils. Le point est que ses capacités proviennent de son obéissance parfaite à la volonté du Père. Ce statut d’union de volonté sera alors débattu sous la forme judiciaire, ainsi les évidences apportées devront être évaluées par l’auditoire.
2) Structure rhétorique :
Exordium : (La narration de Jésus à Bethzatha)
Narratio : (Jésus vient du Père, 5.19-30)
– Enjeu : (Le besoin d’un second témoin, 5.31)
Arguments :
1. Le témoignage de Jean-Baptiste (5.33-35)
– Type : Un témoignage humain
– Validité : Il a témoigné de la vérité
– Invalidation : Je n’accepte pas les témoignages humains
2. Les miracles qu’il performe (5.36)
– Type : Actes manifestes
– Validité : Ils témoignent que le père m’a envoyé
3. Le Père (5.37-38)
– Type : Agent
– Validité : Lui-même m’a rendu témoignage
– Invalidation : Vous n’avez jamais entendu sa voix ou vu sa forme
– Raison : Vous n’avez pas sa parole qui demeure en vous
– Raison : Tu ne crois pas celui qu’il a envoyé
4. Les Écritures (5.39-44)
– Type : Documentaire
– Validité : Elles témoignent de moi
– Invalidation : Vous cherchez dans l’écriture comment avoir la vie ; mais vous refusez de me recevoir.
– Raison : Vous ne possédez pas l’amour de Dieu en vous.
– Exemple : Vous recevez celui qui vient en votre nom ; mais vous ne me recevez pas moi qui vient au nom du Père
– Exemple : Vous recevez la gloire des uns et des autres ; mais vous ne cherchez pas la gloire qui vient de Dieu.
– Conclusion : Comment pouvez-vous croire ?
Conclusion : Du chapitre 4 et 5 (5.45-46)
– Déclaration : Ce n’est pas moi qui vous accuse
– Opposition : C’est Moïse qui vous accuse
– Raison : Moïse a écrit me concernant ; Vous ne croyez pas en moi ; Vous ne croyez donc pas Moïse ; Si vous ne croyez pas Moïse ; Comment croirez-vous ma parole ?
– Accusation : Le jugement que vous faites contre moi sera le jugement fait contre vous.
3) Réflexions :
1) La force principale du discours de Jésus en Jean est l’utilisation d’une série de « preuves », toutes provenant de différentes sources d’autorités.
2) Le style principal de l’auteur est aussi l’utilisation du symbolisme. Ce dernier produit l’effet de faire paraître le discours beaucoup plus grand que nature. L’enjeu semble désormais plus primordial que seulement judiciaire.
3) Le développement de l’argumentation semble assumer un style déductif; toutefois, la finale tente de produire un fort effet inductif.
4) Le style de la structure est aussi très rythmé : d’abord présenter un type de preuves, puis anticiper l’antithèse de l’auditoire afin d’y répondre. Jésus démasque les arguments fallacieux des juifs un à un. Il faut noter aussi une gradation dans la force des sources utilisées qui culminent avec l’accusation retournée contre les juifs. Il ne s’agit pas seulement d’une défense de l’infraction de Jésus, mais aussi de la démonstration de l’inconduite des Juifs. Ultimement, accuser Jésus d’une infraction à la loi de Moïse revient à enfreindre soi-même ladite loi de Moïse.
3) 1 Corinthiens 15.1-5822
1) Préambule :
Le chapitre concerne la résurrection des morts. Un thème fameux chez Paul. Puisque la thèse est partiellement philosophique et aussi partiellement un enjeu à propos des faits, la stratégie est d’abord judiciaire, en mode argumentatif, et devient ensuite essentiellement une déclaration délibérative.
2) Structure rhétorique :
- Exordium : Rappel aux Corinthiens de leur acceptation de la bonne nouvelle vv.1-2
- Narratio : Comment le Kerygme a atteint les corinthiens vv.3-11
- Enjeu : Certains disent qu’il n’y a point de résurrection des morts vv.12-19
- Fait : En fait, le Christ fut relevé des morts v.19
- Thèse : Il est le premier fruit (les prémices) de ceux qui sont morts v.20
- Arguments :
- Paradigme : Comme Adam apporte la mort, Christ apporte la vie vv.21-28
- Opposition : Chacun selon son ordre
- Exemples : Le baptême des morts ; mourir pour l’évangile ; combattre les bêtes vv.29-34
- Analogie : La semence qui meurt et revit vv.34-44
- Citation : La Genèse : amené de la vie par la poussière, capable de nous en ramener vv.45-50
- Conclusion : Une description narrative de l’eschatologie paulinienne, actions de grâces et exhortation vv.51-58
3) Réflexions :
1) Le débat concerne la résurrection des morts, pas celle de Christ. En débutant par le rappel de leur acceptation complète du kérygme, il vient attiser leur pathos. Plus encore, il consolide son ethos en décrivant la résurrection des morts comme une conclusion inhérente à la croyance en la résurrection de Jésus. Il se cache ainsi derrière une source solide. Paul ne tente pas de convaincre les Corinthiens avec une nouvelle donnée théologique, au contraire, il démontre habilement par l’utilisation des émotions comment son auditoire n’est pas cohérent avec ses propres croyances déjà acquises et reçues.
2) Afin que son argument ne soit pas questionnable, il utilise la figure de style sorites, c’est-à-dire, une série ou une chaîne de conséquences interreliées. Exemple : « Si Christ n’est pas ressuscité, la prédication est inutile, si prêcher est inutile, votre foi est inutile, si… » La chaîne Paulinienne aboutit à l’évidence de la résurrection, et en retirer un élément semblera pour l’interlocuteur contrevenir à la bonne nouvelle de la grâce en Jésus.
3) La paradigme établit deux symboles monumentaux. L’utilisation de ce paradigme est tout à fait en raccord avec l’utilisation de la figure du sorites. En effet, l’argumentation en est l’explication et le développement. Encore une fois, Adam et Jésus, la vie et la mort, le jugement et la nouvelle création, offrent une symétrie si parfaite qu’il semblerait dangereux pour un Corinthien de les remettre facilement en question, sans posséder une solide défense.
4) L’opposition ne sert qu’à souligner la faiblesse des objections. Paul continue de jouer avec le pathos de leur affection pour la véritable bonne nouvelle de Jésus (kérygme).
5) La série d’exemples ressemble plutôt à des questions rhétoriques : Pourquoi les croyants morts continuent-ils de jouer un rôle important dans la communauté s’ils sont morts ? Quelle est leur espérance ? Pourquoi se mettre en péril pour l’Évangile ? Pourquoi même l’annoncer alors ? Encore une fois, il s’agit de l’extension du sorites. Paul démontre comment il est impossible de retirer la résurrection de la chaîne d’événements qui constituent les conséquences de la bonne nouvelle de Jésus.
6) L’utilisation d’une analogie naturelle est typique des argumentaires. Le symbole de la semence est aussi largement utilisé par Jésus lui-même dans les évangiles et communique régulièrement des réalités eschatologiques. Cette analogie permet à la fois aux esprits faibles de comprendre une réalité abstraite qui leur est difficile à saisir grâce à une métaphore naturelle, mais elle attribue aussi du coup à Paul un meilleur ethos de par son association à Jésus et l’Évangile. La source d’autorité de cette simple analogie soutient fermement sa présentation.
7) Avec la citation de Genèse, Paul semble anticiper un obstacle pour les Corinthiens, celui qui conteste la capacité de Dieu à nous reconstituer une fois mort et dispersé dans la poussière. Ici, Paul rappelle comment à la base, l’homme provient de la poussière, ce que Dieu a fait lors de la première création, il peut tout aussi bien le refaire lors de la seconde.
Conclusion
Comme outil, pour aller plus loin, l’étudiant peut se tourner vers les ouvrages suivants. En français, il est recommandé d’utiliser l’ouvrage Jacon, Christophe, « L’influence de la rhétorique gréco-romaine », dans La sagesse du discours : analyse rhétorique et épistolaire de 1 Corinthiens, Labor et Fides, Genève, 2006, pp. 69-122 où l’auteur y présente une méthode convaincante. Si l’étudiant maîtrise l’anglais, le manuel Burton L. Mack, Rhetoric and the New Testament, Fortress Press, 1990 constitue une excellente introduction et un incontournable dans le domaine. Comme ressource, on retrouve certaines séries de commentaires bibliques sensibles à ce genre de considérations littéraires, notamment, la série Word Biblical Commentary, qui rend bien compte de la rhétorique dans les épîtres. Lors du prochain numéro, nous traiterons des approches post-structurales.
Cet article fait partie d’une série. Vous pouvez lire les articles précédents en suivant ces liens :
1. Pourquoi interpréter?
2.1 D’où vient l’herméneutique moderne (partie 1)
2.2 D’où vient l’herméneutique moderne (partie 2)
3. Les critères d’une herméneutique proprement évangélique
4. Existe-t-il une bonne méthode d’interprétation ?
5.1 Les méthodes historiques d’interprétation de la Bible (partie 1)
5.2 Les méthodes historiques d’interprétation de la Bible (partie 2)
6.1 Les méthodes littéraires d’interprétation de la Bible (partie 1)
6.2 Les méthodes littéraires d’interprétation de la Bible (partie 2)
6.3 Les méthodes littéraires d’interprétation de la Bible (partie 3)
6.4 Les méthodes littéraires d’interprétation de la Bible (partie 4)
- Douglas Mangum et Douglas Estes, Literary Approaches to the Bible, p. 179. ↩
- Douglas Mangum et Douglas Estes, Literary Approaches to the Bible, p. 181. ↩
- Phyllis Trible, Rhetorical Criticism: Context, Method, and the Book of Jonah, Fortress Press, Minneapolis, 1994, p. 5. ↩
- Werner G. Jeanrond, Introduction à l’herméneutique théologique, p. 34. ↩
- Carson et Moo, Introduction au Nouveau Testament, p. 652. ↩
- Burton L. Mack, Rhetoric and the New Testament, Fortress Press, Minneapolis, 1990, p. 25-41. ↩
- Phyllis Trible, Rhetorical Criticism, p. 6-9. ↩
- Burton L. Mack, Rhetoric and the New Testament, p. 25-41. ↩
- Phyllis Trible, Rhetorical Criticism, p.6-9. ↩
- Burton L. Mack, Rhetoric and the New Testament, p. 25-41. ↩
- Phyllis Trible, Rhetorical Criticism, p. 6-9. ↩
- Burton L. Mack, Rhetoric and the New Testament, p. 34-35. ↩
- Phyllis Trible, Rhetorical Criticism, p. 9. ↩
- Voir, entres autres ; Jean-Noël Aletti, « La présence d’un modèle rhétorique en Romains : son rôle et son importance », Biblica 71, 1990, p. 1-24, « La dispositio rhétorique dans les épîtres pauliniennes : propositions de méthode », NTS 38, 1992, p. 385-401, Israël et la Loi dans l’épître aux Romains, Éditions du Cerf, Paris, 1998, Colossiens 1,15-20 : Genre et exégèse du texte. Fonction de la thématique sapientielle, Biblical Institute Press, Rome, 1981. ↩
- Burton L. Mack, Rhetoric and the New Testament, p. 36. ↩
- Burton L. Mack, Rhetoric and the New Testament, p. 43-37. ↩
- Jean-Noël Aletti, « La dispositio rhétorique dans les épîtres pauliniennes : propositions de méthode », NTS 38, 1992, p. 385-401. ↩
- Burton L. Mack, Rhetoric and the New Testament, p. 41-42. ↩
- Burton L. Mack, Rhetoric and the New Testament, p. 41-48. ↩
- Librement inspiré de l’exemple de Burton L. Mack, Rhetoric and the New Testament, p. 50-52. ↩
- Librement inspiré de l’exemple de Burton L. Mack, Rhetoric and the New Testament, p. 87-88. ↩
- Librement inspiré de l’exemple de Burton L. Mack, Rhetoric and the New Testament, p. 56-59. ↩
Simon Jean-Claude Archambault est pasteur des ados depuis 10 ans au Canada et depuis 5 ans à l’Église le Portail dans la ville de Laval ainsi que responsable des formations bibliques. Détenteur d’un baccalauréat en Théologie Biblique de l’ITF et d’une maîtrise en exégèse de l’UdeM, il est aussi membre du Concile SOLA et professeur d’herméneutique à l’Institut de Théologie pour la Francophonie (ITF).